Olivier Babeau est président de l'Institut Sapiens et professeur en sciences de gestion à l'université de Bordeaux. Il a récemment publié Le nouveau désordre numérique: Comment le digital fait exploser les inégalités (Buchet Chastel, 2020).


Visiter Delphes au mois d'août n'était sans doute pas une bonne idée. Choisir le début d'après-midi pour remonter la voie sacrée encore moins. Le soleil transformait les pentes du mont Parnasse en fournaise. Notre guide ne semblait pas souffrir de la chaleur. C'était un vrai spécialiste de l'antiquité qui se donnait du mal pour partager son savoir avec le groupe de touristes dont je faisais partie (même si, pour nous, les touristes, ce sont toujours les autres).

Nous voici donc devant le temple d'Apollon où les Grecs venaient interroger la Pythie. Je suis au centre du monde grec, environné de la nostalgique beauté de ces ruines qui parlent d'une des civilisations les plus fascinantes de l'histoire de l'humanité. Un panorama à couper le souffle s'offre à moi. Et je me vois prendre mon portable pour consulter Twitter.

Écoutant le guide d'une oreille distraite, je sais bien au fond qu'une chose taraude mon esprit depuis le trajet en autocar du matin : que pourrais-je dire en 280 caractères qui intéresseraient mes «followers» ? Peu importe le sujet. Sur Athènes, sur Delphes, sur n'importe quoi, pourvu que cela retienne leur attention et recueille des «j'aime».

Au passage, je jette un coup d'œil sur le fil des nouvelles publications pour voir si quelqu'un n'y aurait pas mis un trait d'esprit, un graphique éloquent, un meme désopilant. Et tant que j'y suis, je vérifie ma boîte de courriels (évidemment, aucun message ayant la moindre importance, c'est la trêve estivale, plus sacrée en France que ne l'était le péplos d'Athéna dans l'Érechthéion). Je finis par un tour rapide d'Instagram, pour lequel je n'ai pourtant aucune prédilection. L'ensemble aura duré cinq minutes, et quand je relève les yeux mon groupe s'est déjà éloigné.

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Le premier stade de rémission de l'alcoolique est de reconnaître qu'il l'est. Je dois me rendre à l'évidence : j'éprouve une forme de dépendance aux écrans. Il y a maintenant dans les iPhones une fonction très précieuse qui permet d'analyser en détail du temps qu'on lui consacre. Je ne l'avais jamais vraiment consultée. La moyenne quotidienne de temps passé sur mon portable avoisine les 5 heures, dont 3 heures de réseaux sociaux. Je reçois chaque jour une centaine de notifications diverses. J'active mon téléphone plus de 150 fois par jour. Et c'est sans compter le temps passé sur mon ordinateur.

Le lecteur ne me jugera pas trop durement, je l'espère, s'il se rend compte qu'il est souvent à peu près dans la même situation. De nouvelles pathologies sont officiellement répertoriées, comme autant de signes des temps numériques où le bacille de la peste ne fait plus de ravages, mais où il a été remplacé par des formes plus pernicieuses de confiscation au monde. La «selfitie», prise obsessionnelle de selfies, est désormais une maladie officielle chez les psychiatres anglais et indiens. De même que la «nomophobie», ou angoisse d'être séparé de son smartphone, qui toucherait selon une étude[1] 27% des Français. Un sous-produit peut-être de l'athazagoraphobie : la peur d'être oublié par ses pairs. Quant au Fomo (acronyme de fear of missing out), il désigne l'angoisse liée à la crainte que nous avons de rater une information ou un buzz sur Internet dès que nous sommes déconnectés.

Deux phrases bien connues figuraient sur le temple d'Apollon : «connais-toi toi-même» et «rien de trop». Au siècle de l'omniprésence des écrans, il semble que la contemplation narcissique ait remplacé l'introspection, et que l'excès des comportements se substitue à la mesure.

Je plaide coupable. À peine étanchée, la soif de consulter mon fil réapparaît. Quelques minutes suffisent pour que l'attraction de l'écran noir revienne brouiller mes pensées. Quoi que je fasse, aussi passionnante que soit mon occupation, aussi beau que soit le concert auquel j'assiste ou le musée que je visite, le désir est là, comme une démangeaison permanente.

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Cette dépendance est d'autant plus paradoxale que j'alerte depuis plusieurs années sur les dangers du numérique, que j'ai publié un ouvrage et de nombreux textes sur le sujet et que je donne chaque semaine des conférences où il est question notamment de cet enjeu essentiel qu'est notre rapport aux écrans. Faites ce que je dis… pas ce que je fais. Dire est tellement plus facile que faire : savoir que l'on est manipulé est une chose, éviter d'être manipulé une autre. La résistance numérique se théorise facilement. Passer à la pratique est un exercice très différent.

Le numérique, comme toutes les nouvelles technologies, a été livré sans mode d'emploi. C'est tout l'enjeu des prochaines années que d'en élaborer collectivement les règles d'un usage sain. Cela commence par une discipline personnelle à laquelle nous n'avons pas été préparés. C'est une telle discipline dont je vais chercher les principes à travers ces «chroniques de désintoxication numérique». J'y partagerai mes réflexions et mes expériences, mes progrès et mes échecs peut-être. Ces chroniques sont le journal de bord d'un essayiste et d'un enseignant, mais aussi d'un consommateur, d'un citoyen et d'un père. Le récit d'une bataille quotidienne pour apprivoiser les écrans qui pourra être utile à beaucoup de lecteurs, car nous sommes très nombreux à partager plus ou moins les mêmes problèmes.

Aujourd'hui est le premier jour du reste de ma vie numérique.


[1] Observatoire Big Ben Connected.

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