Il y a quelques années, une maman me contacte par courriel pour que je rencontre sa fille, Inès, devenue « insupportable depuis plusieurs mois et qui aurait besoin de parler à un psy » ! Au téléphone, cette dame me précise qu’elle vient de se séparer de son mari et que la situation avec Inès est maintenant fortement tendue : « Elle monte très vite dans les tours, s’emporte rapidement, surtout avec moi, et a tendance à s’isoler dans sa chambre. »

Le papa, pourtant convié au premier rendez-vous, ne vient pas. Je reçois donc la mère et la fille quelques jours après. Dans la salle d’attente, d’un ton assez familier, la maman me dit d’une voix à la fois puissante et aiguë : « Patrick n’a pas pu venir à cause de son travail. Mais ce n’est pas grave… Je suis là. » Inès me regarde d’un air renfrogné. Visiblement, elle n’a aucune envie d’être là. Remarquablement fashion victim, elle porte un rouge à lèvres carmin et un maquillage appuyé, et s’habille de façon apprêtée, avec un vrai souci du détail. De toute évidence, cette jeune fille fait extrêmement attention à son apparence physique.

Dans le cabinet, à peine assise, la maman se met à parler très vite et très fort, d’un ton saccadé et autoritaire, sans laisser personne s’exprimer, surtout pas sa fille… Le flot de ses paroles est si précipité et continu qu’il semble s’apparenter à une tachyphémie, un trouble du débit verbal. Peu à peu sa logorrhée devient moins bredouillante, mais reste rapide et incoercible lorsqu’elle évoque les difficultés de sa fille : « Depuis quelques mois, nous ne pouvons plus rien lui dire. Elle se braque instantanément et se met vite en colère. Au collège, ses notes dégringolent… Et elle passe tout son temps sur son portable et sa tablette. J’ai parfois l’impression qu’elle est bipolaire : elle s’énerve vite, puis ne fait plus rien et s’enferme dans sa chambre. On se demande si elle n’est pas dépressive aussi. Avec Patrick, nous pensons qu’elle doit être suivie. »

Une maman logorrhéique

La jeune fille, dans le fauteuil voisin de sa mère, reste impassible, indifférente. Elle laisse dire, s’affichant en simple spectatrice. Elle regarde sa mère s’agiter et pérorer en pure perte. Mais quand cette dernière me dit « nous nous séparons avec son père, mais nous nous entendons très bien, hein ma chérie, et c’est vrai que nous sommes tous les deux très pris par notre travail et qu’avec la séparation, ça ne va pas s’arranger… », Inès pose, avec insistance, son regard sur moi – un regard qui n’a plus rien de détaché. Bien que son corps reste figé et statique, son visage devient vraiment expressif émotionnellement. Elle présente un air dubitatif et interrogatif, comme si elle se demandait ce que j’en pense. J’interromps alors sa mère : « Et qu’en pense Inès ? »

Tout à fait simplement, la jeune fille répond, sans jeter un regard à sa mère : « Je ne sais pas pourquoi je suis ici. Je viens pour faire plaisir à mes parents, enfin, surtout à elle. Mais si je dois parler à un psy, alors je suis d’accord », dit-elle en me regardant.

Explorons l’histoire d’Inès. À tout juste 14 ans, elle est scolarisée en troisième. Elle a un demi-frère âgé de 19 ans, né du premier mariage de sa mère. Étudiant en école d’architecture, ce dernier a vécu en garde alternée une semaine sur deux avec chacun de ses parents avant, à l’adolescence, de choisir d’habiter principalement avec son père, lui-même architecte. La jeune fille n’a de contact avec son demi-frère que via les réseaux sociaux, car il étudie au Canada. Le père d’Inès est journaliste dans la presse écrite, sa mère travaille aux ressources humaines dans une grande entreprise d’import-export.

Une fille intelligente

Âgés d’une quarantaine d’années, tous deux sont pleinement occupés par leurs activités professionnelles et l’ont toujours été. Avant d’aller en crèche, Inès a eu une nourrice quelques mois. Pendant toute sa scolarité de maternelle et de primaire, son père et sa mère se relayaient pour la conduire à l’école le matin, et sa babysitter la ramenait pour lui faire faire ses devoirs, lui préparer le dîner et bien souvent la coucher car ses parents rentraient tardivement du travail. « On s’était habitué à ce rythme », me dit la maman.

À l’école, Inès fait preuve, dès le plus jeune âge, d’excellentes capacités d’acquisition et d’apprentissage. Au point qu’on envisage de lui faire sauter la classe de CE2. Son père s’y oppose finalement, contre l’avis de sa mère, craignant que sa fille ne soit pas assez mature affectivement pour un passage direct en CM1. Inès fait toujours partie des premières de sa classe au début du collège mais, à partir du milieu de la quatrième, elle montre de premiers signes de relâchement. Ses résultats fléchissent et sa motivation décline.

Tout le temps sur son portable

C’est à ce moment-là que son comportement commence à changer, d’après ses parents. D’enfant « sage, calme et sérieuse », elle devient irascible, soupe au lait, avec des moments de repli sur elle-même, ou elle s’enferme pendant des heures dans sa chambre ou dans la salle de bain, sans que l’on sache ce qu’elle y fait. La mère ajoute : « À nous, elle ne dit rien… Elle est complètement renfermée et passe tout son temps sur son portable et sa tablette. »

Je demande alors aux parents s’ils ont noté d’autres changements,s portant sur l’alimentation ou encore le sommeil. Sa maman me répond alors : « C’est vrai qu’elle fait davantage attention à ce qu’elle mange depuis quelque temps et qu’elle s’est beaucoup affinée. Je mets ça sur le compte de l’adolescence car j’étais comme ça à son âge. Et son sommeil… eh bien, j’ai un peu laissé tomber !… Je dois dire qu’elle s’énerve tellement quand je lui dis de dormir que c’est son père qui gère ce problème-là. » C’est vrai que la jeune fille a une allure très longiligne et que son indice de masse corporelle doit être en dessous de la moyenne. Je reste donc vigilant sur ce point. La mère note aussi des changements dans ses relations amicales : « Inès a longtemps gardé ses amies de primaire, voire certaines de maternelle. Mais depuis deux ans, elle fréquente de nouvelles copines, moins sérieuses… »

Les parents sont maintenant séparés depuis quelques semaines. Ils ont mis la maison en vente. Le père a quitté le domicile familial et vit seul dans un appartement. Et la mère recherche activement, avec son nouveau compagnon, une maison dans le secteur du collège de sa fille, « pour ne pas trop la déstabiliser ». Pour la maman, tout se passe fort bien. La séparation est consentie des deux côtés, et tout est mis en œuvre pour le bien-être d’Inès. « On la tient toujours au courant, on lui demande toujours son avis et, surtout, avec Patrick, il n’y a aucun problème. En revanche, avec moi… c’est différent : elle se met très vite en colère. »

Un papa dépressif

Le secret d’Inès, 14 ans, accro au smartphone…

Consultation suivante : le père amène Inès. Il ne me faut pas longtemps pour constater que, en réalité, « tout n’est pas si parfait ». Le père, même s’il ne parle guère de lui, donne d’évidents signes de dépression. Il est à la fois accablé, résigné, apathique, mais aussi vraiment investi et inquiet pour sa fille. Sa relation avec Inès est beaucoup moins tendue que celle entre la jeune fille et sa mère : l’adolescente est bienveillante à l’égard de son papa tant elle le sent fragile et vulnérable. Il évoque alors un point important : « Ce qui m’inquiète, c’est surtout le temps qu’elle passe sur son portable et sa tablette, souvent les deux en même temps ! Elle ne s’en sépare jamais. Je ne comprends pas. L’année dernière, nous sommes partis une semaine en montagne, sans connexion wifi… Inès ne l’a pas supporté et s’est mise dans tous ses états. Comme son forfait 4G est limité, elle n’a pas arrêté de nous harceler pour que nous le lui augmentions… Ce que nous avons fini par faire. »

Voilà un élément intéressant sur lequel je rebondis avec Inès. C’est en entrant en CM2 que la jeune fille a eu son premier portable. Ses parents, qui rentraient assez tard du travail, ont vite décidé que leur fille devait disposer d’un smartphone pour qu’ils puissent la joindre facilement. Les premières années, Inès regardait surtout des vidéos et téléchargeait quelques jeux. Puis, au collège, elle a fait connaissance avec le monde des réseaux sociaux. Elle s’est créé des comptes sur plusieurs applications afin de visionner et partager photos et vidéos, et de communiquer avec ses amis via les messageries internes.

« Plus de batterie ! Nooonnnnn ! »

Inès décrit bien sa relation avec son smartphone comme particulière : elle passe beaucoup de temps dessus et reçoit continuellement des notifications, ce qui exaspère ses parents. Elle vérifie constamment, presque de façon compulsive, son téléphone pour voir si elle a reçu des messages, des notifications, des alertes… Elle me dira plus tard à quel point elle contrôle tout le temps le niveau de sa batterie : « Ça m’est arrivé de ne plus avoir de batterie. J’ai paniqué, je ne pouvais joindre personne. » Depuis, elle a toujours une batterie externe sur elle, ainsi qu’un chargeur…

Toute punition portant sur la confiscation de son smartphone la met hors d’elle. À ce sujet, la mère rapporte un événement : « Juste après les vacances de la Toussaint, elle a eu coup sur coup deux mauvaises notes, car elle n’avait pas du tout préparé son devoir d’histoire et avait bâclé son travail en français. Nous voulions donc lui confisquer son téléphone. Cela a été terrible… On en est venu aux mains… Elle a hurlé… J’ai dû lui arracher son téléphone des mains. Elle a claqué la porte et jeté par terre la photo de nous trois qui était dans sa chambre. » Inès reconnaît ce violent incident et ajoute qu’elle ne supporte pas l’idée de ne pas avoir son portable : « Mon téléphone, c’est toute ma vie. Vous ne vous en rendez pas compte, mais j’ai tout dessus… Le reste, je m’en fous ! Mes parents m’ont demandé d’éteindre mon portable lorsque je dors, mais je préfère le laisser allumé et le mets en mode avion une fois que je vais dormir. »

En effet, impossible pour Inès de supporter l’absence de son téléphone, même la nuit. Elle dit d’ailleurs en plaisantant : « Je suis addicte à mon téléphone. » Téléphone qui est le tout dernier modèle d’une marque bien connue, avec une coque personnalisée. Car, au-delà de la fonction, de l’utilité, son téléphone est aussi un objet qu’elle fétichise, qu’elle a toujours sur elle et presque continuellement en main. « Nous avons dû faire plusieurs boutiques pour trouver la coque qui lui convenait et, finalement, elle l’a commandée sur internet, car elle voulait la customiser. »

La nomophobie, addiction au smartphone

Tous ces éléments me permettent de diagnostiquer une dépendance au smartphone que l’on nomme nomophobie. Les parents d’Inès me diront même par la suite qu’ils l’ont emmenée chez leur médecin car elle se plaignait d’une douleur au poignet, diagnostiquée comme étant un syndrome du canal carpien. Ce dernier se caractérise par la présence de divers symptômes (douleurs, troubles de la sensibilité et diminution de la force) au niveau des trois premiers doigts de la main. Il résulte d’une compression du nerf médian du poignet, favorisée par la répétition de certains mouvements ou postures de la main. Bien que l’origine n’ait pas été découverte par le médecin traitant, il y a fort à parier que ce syndrome soit l’une des conséquences de sa nomophobie !

Je discute alors de ce sujet avec la jeune fille qui va encore plus loin : elle me fait rapidement part de son intérêt pour des paris et des challenges qu’elle relève avec certaines de ses copines via les réseaux sociaux. Exaltée et enthousiaste, elle m’annonce : « Vous savez, j’aime regarder des vidéos et des photos où l’on voit des jeunes filles qui réalisent des choses drôles. Et parfois, certaines font des trucs vraiment rares… » Mais de quoi parle-t-elle ?

La A4 challenge

Je lui demande alors s’il s’agit de « jeux dangereux » (comme le jeu du foulard). « Non, non, me dit-elle. Ce n’est pas du tout dangereux, juste rigolo. » Elle me rapporte alors toute une série de jeux auxquels elle s’adonne. Rien qui ne repose sur des compétences physiques ou sportives, plutôt réservé aux garçons. Les filles s’intéressent surtout aux jeux portant sur l’image du corps et la minceur… Par exemple, fièrement, elle m’apprend qu’elle joue au « A4 challenge » : il s’agit de placer une feuille de papier au format A4 (21 cm x 29,7 cm) devant son nombril afin de prouver que ni la taille, ni les hanches ne dépassent. Et bien évidemment, la preuve – une photo de soi avec la feuille de papier – est publiée sur les réseaux sociaux. Inès joue aussi au « belly button challenge » : faire le tour de sa taille par-derrière avec sa main pour atteindre son nombril. Des pratiques qui font donc la promotion de la minceur.

La jeune fille m’explique alors que si elle fait attention à son poids depuis deux ans, c’est justement pour répondre à ces défis qu’elle s’est lancés avec ses nouvelles copines. Un examen psychopathologique révèle qu’elle ne souffre pas d’anorexie mentale, que la perception de son poids ou de la forme de son corps n’est pas altérée. Au contraire, Inès en a une perception très juste et l’expose sur les réseaux sociaux. Cependant, son indice de masse corporelle très bas (une valeur de 17, synonyme d’insuffisance pondérale) impose naturellement de surveiller son comportement alimentaire.

Les lèvres de la demi-sœur de Kim Kardashian…

Par ailleurs terriblement attentive aux influenceuses sur internet, ainsi qu’aux moyens d’attirer l’attention sur les réseaux sociaux, Inès poste de très nombreuses photos et vidéos et vérifie sans arrêt les retours, les likes, commentaires et partages… D’où, chez elle, des signes anxieux et dépressifs liés à ce comportement vis-à-vis de son smartphone. Pas étonnant : la littérature scientifique montre que l’utilisation excessive des réseaux sociaux de type Instagram et Snapchat est associée à davantage de symptômes anxiodépressifs et à une faible estime de soi.

Plus grave encore : Inès me confie avoir joué à d’autres jeux de défi, parmi lesquels le « Kylie Jenner challenge » (du nom de la demi-sœur de Kim Kardashian). Cette pratique consiste à se gonfler les lèvres par effet de succion à l’aide de bouchons de bouteilles. « Je ne le fais plus maintenant, mais avec mes copines, c’était pour rire. On le faisant ensemble et on se prenait en vidéo. » Mais ce type de pratique n’est pas sans risque : le Kylie Jenner challenge a d’ailleurs été à l’origine de graves lésions et déchirures des lèvres ayant nécessité des actes de chirurgie réparatrice.

Des « likes » pour se sentir bien et aimée

Lors du bilan psychologique de la jeune fille, je relève aussi des traits de la personnalité histrionique : le besoin d’attention, une certaine théâtralité dans l’expression des émotions, et une forte suggestibilité. Ce qui explique qu’Inès utilise beaucoup son apparence physique, en s’habillant parfois de façon provocante et sexy. Son estime d’elle-même dépend du regard d’autrui, du nombre de likes qu’elle obtient sur les réseaux sociaux. « Lorsque je n’ai pas beaucoup de likes, je déprime, et si j’ai des commentaires négatifs, ça me tue. » Elle est aussi très influençable : « Je fais tout ça… aussi parce que mes copines le font… Je me sens belle et aimée en le faisant. »

Toutes ces activités reposant sur l’image de soi répondent au besoin de reconnaissance de la jeune fille. Elle doit se montrer, faire quelque chose de singulier (voire spectaculaire) pour se sentir exister narcissiquement. « Avec ces jeux, je me sens bien. Mes parents ne semblent pas me voir, comme si j’étais transparente. Maintenant, je suis dans un groupe de copines et on ne fait pas que travailler. Avant, j’étais sérieuse, mais c’était ennuyant. Et puis les garçons ont commencé à me parler depuis que j’ai mis ces photos… »

Cette analyse de la relation d’Inès avec son smartphone ne se limite pas à la nomophobie, aux défis, ni à la tendance compulsive à envoyer photos et vidéos pour se sentir exister… Elle me conduit aussi à comprendre la relation explosive avec sa mère… Car en réalité, tout repose sur un secret, bien gardé par Inès pendant des mois : « C’est vrai que je passe beaucoup de temps sur mon téléphone et ma tablette, mais j’ai mes raisons. »

« J’ai mes raisons » : elle avoue tout

Cette phrase n’est pas anodine ! La jeune fille l’a prononcée assez tôt au cours de la psychothérapie. Mais je n’arrivais pas à la comprendre. Jusqu’à ce qu’Inès, après m’avoir narré tous ses exploits sur internet, m’explique enfin « tout » sur « ses raisons »… Elle a découvert, environ un an et demi auparavant, que la tablette (qui, au départ, était familiale avant de devenir la sienne) était paramétrée avec le téléphone de sa mère, de sorte que tous les messages destinés à sa mère arrivaient aussi sur la tablette… Elle comprend alors que sa mère entretient une relation adultérine avec un homme depuis plusieurs mois. « Je voyais les messages et surtout les photos… Certaines étaient dégueulasses. Vous vous rendez compte ! Ils s’envoyaient des sextos ! Et moi, je ne pouvais pas m’empêcher de les lire et de regarder. Ça me faisait mal, tellement mal… Et je ne savais pas quoi faire… Je ne voulais pas en parler à mon père, car j’avais peur qu’il demande le divorce, et j’avais trop honte pour en parler à ma mère. Mais j’y pensais sans cesse. Je revoyais les photos que je n’aurais jamais dû voir… »

Ses troubles du sommeil remontent à cette période. « J’étais perdue. J’en voulais à ma mère, et je surveillais sans cesse ses messages. » Inès se sent alors extrêmement soulagée par cet « aveu ». Dire ou ne pas dire : pendant de long mois, elle se sentait détenir un secret qui pouvait faire voler en éclat sa famille. « Maintenant que mes parents se séparent, je me demande si j’ai bien fait. J’aurais peut-être dû en parler à mon père… Et comment le faire maintenant ? » Cette question qui la taraude aujourd’hui va donc nécessiter que la prise en charge s’élargisse à ses parents…

Surmonter la découverte de l’adultère d’un parent

Faisons là une petite digression. Il est de plus en plus fréquent que des tablettes familiales fassent l’objet de partage d’images involontaires, de messages compromettants, qui fragilisent ceux qui les reçoivent ou les découvrent, sans en être les destinataires. Ce qui est d’autant plus préjudiciable et dommageable quand il s’agit de l’intime, plus particulièrement des frontières de l’intime entre parents et adolescents, rendues poreuses et fragilisées par ces objets de communication interconnectés et synchronisés. Prudence, donc ! Il faut éviter un mélange des genres et des rôles qui fasse effraction de façon violente dans l’intime en construction des adolescents, eux-mêmes fragilisés par cette tendance à exposer leur propre intimité sur les réseaux sociaux.

Revenons à Inès. Nous avons donc travaillé progressivement sur la relation entre Inès et sa mère, de sorte qu’au bout de deux années de thérapie, alors que l’adolescente avait d’abord choisi de vivre avec son papa, a de nouveau partagé son temps, de façon équivalente, chez son père et sa mère. Particulièrement intelligente, la jeune fille a réussi, sans difficulté, à dépasser tous ses ressentiments à l’égard de sa mère et a même eu l’occasion de lui faire part de la découverte de sa relation adultérine et combien cela l’avait plongée dans un dilemme insoluble.

Peu à peu, elle a également reconnu les effets délétères de l’utilisation addictive de son smartphone – la tablette n’était finalement utilisée que pour épier sa mère… –, sur les aspects tant chronophages que psychiques, somatiques, affectifs, sociaux, cognitifs et motivationnels, notamment vis-à-vis de sa scolarité. Sur ce point, pour aider Inès, j’ai utilisé le « modèle global de changement », publié en 2001 par deux psychologues américains : James Prochaska et John Norcross.

Se « détoxifier » du smartphone

Ce modèle a permis à l’adolescente de décider, par elle-même, de changer de comportement, en six étapes : d’abord, la « pré-intention » (on n’envisage pas de changer) ; puis l’« intention », où l’on entrevoit les possibilités de changements, mais où ces dernières restent ambivalentes ; ensuite, la « décision », qui voit le sujet s’engager dans le changement, mais sans agir ; alors vient l’« action », où l’on franchit les obstacles, mais sans stabilisation ; puis l’« entretien », qui permet au patient d’atteindre ses objectifs et de les consolider ; et enfin la « finalisation », qui amène un changement durable, où sont mises en lumière les motivations, tant conscientes qu’inconscientes, de la personne. Plus particulièrement, il faut que le patient prenne conscience de son « hyperconnexion », par l’intermédiaire de la métacognition (les points que l’on vient de détailler), afin de travailler sur ses habitudes de connexion au smartphone.

Concrètement, avec Inès, nous avons développé les éléments suivants pour la « détoxifier » : elle doit maintenant limiter le nombre de pages ouvertes dans son navigateur, supprimer les notifications, réduire le nombre d’applis de réseaux sociaux sur son smartphone, développer des interactions sociales réelles (sport, musique, sorties avec la famille et les amis…), faire un travail introspectif (autocritique) et d’observation des effets objectifs. Inès s’astreint aussi désormais à vivre les moments de façon réelle (sans filmer un concert ou prendre des photos), à ne pas conserver son smartphone dans la chambre le soir (elle ne l’utilise plus comme réveil), à ne plus le consulter en présence d’autres personnes, et à l’oublier volontairement par moments.

Dès lors, la jeune fille a pu observer directement les effets de son traitement : ses douleurs au poignet et ses maux de tête (liés au temps passé sur les écrans) ont progressivement disparu. Et elle se montre désormais moins anxieuse, moins réactive émotionnellement et moins irritable, et a aussi retrouvé un temps de sommeil plus adapté à son âge, en s’endormant plus facilement.

De 40 à 50 heures par semaine sur son téléphone, Inès est passée à environ 7 ou 8 heures ! Tout ce temps libre lui permet aujourd’hui de reprendre ses activités sportives délaissées, comme l’athlétisme, ainsi que le piano. Elle a retrouvé son capital cognitif, très largement entamé par l’utilisation compulsive de son smartphone, ce qui se traduit par une amélioration de ses capacités de concentration et d’attention, en classe et lors de ses révisions et devoirs. Ses notes ont remonté, lui redonnant motivation et envie de travailler au collège. Elle a même défini son projet professionnel : devenir psychologue pour adolescents ! Et au lycée, son besoin de reconnaissance et son envie de se sentir utile l’ont poussée à devenir déléguée de classe et à se lancer dans la prévention des méfaits des jeux de challenge sur internet…

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