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Jack Sion était un enfant très aimé. Parce que fils unique, fait rare pour les enfants nés en 1947, les psychologues y voient naturellement l'origine de sa «position autocentrée» et de ses «failles narcissiques». Le principal intéressé, lui, décrit surtout une enfance «très heureuse», sans complaisance, et l'accès à de bonnes études.
À l'École nationale d'art décoratif de Nice, il a rencontré une autre étudiante. Renée. «J'étais très amoureux de cette femme tropézienne, jolie, blonde...», se souvient Jack Sion. Il poursuit: «Le père de Renée était chef d'un établissement de décoration. Quand il a su que sa fille sortait avec un type diplômé des beaux-arts, il a tout fait pour que je l'épouse.» En 1968, âgé de 21 ans, Jack Sion a perdu son père et épousé Renée, alors enceinte. «Vis-à-vis de ma famille, qui était très aristo, c'était... Enfin, comme ça, elle a pu accoucher dans des conditions convenables», relate-t-il. Sa mère, furieuse, ne s'est pas rendue au mariage. Durant le service militaire de Jack, Renée a accouché d'un petit garçon, loin du qu'en-dira-t-on.
«Je n'ai pratiquement pas vécu avec lui. Il n'était pas à la maison. Il ne s'est jamais occupé de mon fils», rapporte Renée cinquante ans plus tard. Jack Sion ne dément pas: «Je me suis retrouvé à 21 ans sans avoir rien vécu, marié et père de famille... C'est vrai, je me suis retrouvé complètement submergé.» Les infidélités se multipliant, Renée a pris son fils sous le bras, demandé un constat d'huissier pour faute, et quitté la maison. «Je savais me défendre, hein!» commente-t-elle. Jack Sion a revu son fils une fois, dans les années 1980. Puis personne, d'un côté comme de l'autre, n'a donné suite. Il payait la pension alimentaire.
En 1975, Jack Sion et Françoise se sont passé la bague au doigt «sur un coup de tête». Françoise le trouvait très intelligent, gentil et généreux. Beau parleur, aussi. Quand elle s'est rendu compte que Jack était «volage» et faisait des chèques sans provision à son nom, ils ont divorcé. Leur union a duré deux ans.
En 1978, Jack Sion a fait un troisième et dernier mariage, avec Joëlle. À l'aube de la trentaine, il aspirait à une vie rangée des voitures. Après tout, peut-être y avait-il bien une certaine douceur à construire une relation stable et une famille unie, comme tout le monde. Mais l'enfant espéré n'est pas venu et après dix ans de vie commune, les époux se sont séparés, sans dispute ni ressentiment, simplement de par «l'amour étiolé».
Avec Anne-Gaëlle, Jack Sion n'a pas convolé en quatrièmes noces. Ils ont vécu quatre belles années ensemble avant qu'elle ne retourne s'installer en Bretagne.
L'enquête de personnalité rédigée dans le cadre de l'instruction parle de «vie sentimentale agitée». Or pour Jack Sion, c'était limpide: les choses marchaient ou ne marchaient pas.
Jeanne a été sa dernière compagne de longue durée. Ils sont restés ensemble de 2009 à 2013. «Je reste persuadée que sa mère est la seule femme de sa vie», résume-t-elle. À la fin de leur histoire, la relation de Jack et Jeanne est devenue «naturellement» celle d'un père et d'une fille: «On prenait soin l'un de l'autre», note-t-elle.
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Tour à tour décorateur et publicitaire au cours de sa carrière, Jack Sion a finalement été embauché dans une imprimerie où il s'occupait de la création d'affiches. Il y est resté employé jusqu'à sa fermeture, en 2000, avant de s'installer à son compte. Respecté dans la profession, Jack Sion a développé un portefeuille de clients «très fidèles». «Il a toujours été courtois avec moi-même et mes collaboratrices, assure Joseph, son ami de longue date. Ça, je peux vous le confirmer.»
Bien sûr, cela fait trente ans que Joseph est «avec la même femme», alors les jeux de séduction ne font pas partie de sa grammaire, encore moins sur internet et sur ces réseaux sociaux qu'il n'utilise pas, «si ce n'est pour jouer à la belote». Mais jamais, insiste-t-il, Jack Sion ne s'est vanté de ses conquêtes auprès de lui.
C'est dans les années 1990 que Jack Sion commence. D'abord, grâce à sa découverte du Minitel. Ce «nouveau système de relations» lui plaît tout de suite: «C'était rigolo d'aller sur des sites pour discuter avec des femmes.»
Après une rupture amoureuse, à l'aube des années 2000, Jack Sion s'inscrit sur des sites de rencontres en ligne. Badoo, dans un premier temps. Son profil présente une photo de lui avec le pseudo «JackNice». Il travaille à l'époque à Monaco. Un jour, un voiturier le reconnaît: «[Il] m'a dit: “J'ai vu votre photo sur Badoo. Ici, c'est une principauté religieuse. Si vous allez sur des sites de cul... Ils ont une cyber-police et sont très à cheval sur la morale”», rapporte Jack Sion.
Sur Badoo, certains profils affichent une photo de Charlize Theron ou de Monica Bellucci. Lui choisit une photo de Paul Walker, l'acteur de Fast and Furious, avec un nouveau pseudo: «AnthonyCannes». «Je trouvais ça sympa», indique-t-il. Mais «on» lui dit de ne pas mettre de photo d'acteur, et encore moins d'acteur mort. Il ne savait pas que Paul Walker était décédé dans un accident de voiture. Il coche donc «images similaires» dans le moteur de recherche et tombe sur la photo d'un mannequin. «Complètement invraisemblable, évidemment, argue-t-il. Anthony Laroche, c'était un fantasme. Ça se voyait immédiatement.» Cet avatar le suivra sur tous les autres sites de rencontres.
Seul dans la pénombre de sa chambre, Jack Sion trompe la froideur des draps sur son écran. «C'était sympa, le soir, chacun chez soi, dans son lit, sans risque, à s'envoyer des photos coquines», raconte-t-il. Les messages arrivent sur son téléphone et les discussions s'accumulent, jusqu'à «trois ou quatre femmes différentes tous les jours».
Lui qui a toujours eu des soucis administratifs –son casier judiciaire présente trois condamnations, entre 2003 et 2014, pour travail dissimulé et fraude fiscale– se retrouve désormais avec un véritable carnet de gestionnaire. 352 noms de femmes écrits à la main dans un cahier, avec leurs informations personnelles. «Il m'est arrivé d'avoir une femme qui me dise: “Salut ça va? Comment vont tes enfants? T'habites toujours à Sofia?” C'est pour ça que je notais, expose Jack Sion. Pour être précis quand la personne m'appelait, pour pas mélanger, par respect pour la personne.»
Derrière son téléphone, Jack Sion s'allume souvent une cigarette. Son embolie pulmonaire ne l'a pas incité à arrêter. Grand fumeur, il passe d'une «fragilité addictive» –selon le terme de l'expert psychologue– à une autre. Avec une régularité de métronome, Jack Sion navigue d'application en application: Badoo, Zoosk, TiilT, Meetic ou encore Facebook. Aux femmes, Jack Sion parle de ses compositeurs russes préférés, de peintures d'Espagne, et de tennis. «Il savait séduire par la parole. Il était très charmeur», se souvient son ex-femme Renée, qui ne l'a pas revu depuis 1982. «Le premier organe sexuel, c'est le cerveau», appuie l'expert psychologue.
«J'y étais surtout pour les discussions et l'envoi de photos de lingerie», admet-il. Jack Sion reconnaît avoir opté pour la photo de ce «mannequin Chevignon» parce qu'il était «exceptionnel». D'ailleurs, nombre de contacts l'interrogent: «C'est toi le mec sur la photo???»; «Attends un mec aussi sublime qui va sur un site comme ça, payant... C'est pas possible!» Dans la lumière bleue de son téléphone, Jack Sion sourit et répond: «Bah oui, pourquoi?» Il indique: «Beaucoup ne croyaient pas du tout que c'était un vrai profil.»
Certaines interlocutrices lui demandent de se prendre en selfie en faisant «un petit v de la victoire avec les doigts» pour apporter une preuve. Quand il sentait, jure-t-il, «une confusion dans la tête» des plus fragiles, quand il sentait que seule la photo du «super bel homme» les attirait, plus que les longues conversations et le scénario érotique, il mettait «immédiatement le holà».
Pour le reste et les autres, il s'agissait d'une affaire entre «adultes consentants» excités par «l'histoire de soumission-domination». À ce propos, l'expert psychologue note que les jeux de rôle BDSM n'impliquent jamais véritablement de domination ni de soumission: celui qui est dominé et celui qui domine sont tous deux d'accord.
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À Jeanne, sa compagne de 2009 à 2013 avec qui il a gardé de bons rapports, Jack Sion confie ses histoires virtuelles. Il reçoit des photos et vidéos «extrêmement suggestives»; certaines femmes sont «complètement déjantées». Elles demandent parfois à le rencontrer. Il refuse. Plusieurs fois. «Ayant des petits problèmes d'érection», dira-t-il, Jack Sion préfère s'en tenir aux relations téléphoniques.
Quand elles insistent, il finit par accepter. Leur propose de venir chez lui, à son adresse. Et pose ses conditions: pas de rencontre préalable. «Si je viens te chercher, on va aller boire un café, se retrouver comme deux inconnus. Ce sera comme si on reprenait notre relation de zéro», affirme-t-il.
En général, les femmes acceptent. «Ça s'est bien passé des dizaines de fois, et deux-trois fois, ça s'est moins bien passé», relate Jack Sion, reconnaissant que certaines ont été «déçues». Virginie, une des femmes qui a voulu le revoir ensuite, le prévient: «Tu sais, tout ça va falloir que t'arrêtes, parce que ça va t'attirer des ennuis.» Une autre, Nadège, lui a envoyé un SMS après leur soirée: «Ce que tu fais, ce n'est pas bien.» Dans leur bureau, les enquêteurs l'ont également prévenu: «Attention, vous frôlez les limites du légalement répréhensible.» Jeanne aussi a tenté de lui faire entendre raison, mais «Jack, il est têtu, dit-elle. On le conseille mais il n'écoute pas. Ça lui a tourné dans la tête deux semaines, c'est entré par une oreille, ressorti par l'autre.»
Jack rétorque que les femmes qui acceptent «veulent vivre un truc érotique avec un inconnu». Tout est question d'état d'esprit: «C'était le cadet de leur souci de savoir à qui elles avaient affaire» car «ce qui est excitant au possible, c'est de ne pas connaître celui qui touche. D'ailleurs, les couples mariés font ça.» L'homme de 68 ans a beaucoup de mal à y voir quelque chose d'illégal ou de retors: «Quelqu'un de normal, ou qui n'est pas de ce trip, enlève le bandeau ne serait-ce qu'un instant pour voir à qui elle a affaire.»
Certes, l'image d'Anthony Laroche fait partie de l'entreprise de séduction. Mais toutes les femmes parlent avec le vrai «lui». Ce qu'il leur donne, «[son] esprit et [sa] personnalité», sont bien les siens. Il les invite chez lui, dans son intimité. Il existe réellement. Du moment que Jack Sion leur parle et qu'elles lui répondent, il existe réellement.
«Il surestime son pouvoir de séduction, fait remarquer l'expert psychologue. Il a une perception du réel (la photo d'un homme très beau et musclé) mais il est pris dans son désir. Il se dit: “Quand elles verront la réalité, ça va continuer”.»
En 2015, tout s'arrête avec la plainte de Marie-Hélène.
Placé en garde à vue et déféré devant le magistrat instructeur, Jack Sion est informé qu'il est susceptible d'être poursuivi pour viol. L'homme de 68 ans tombe des nues: «Ce qui m'hallucine, c'est de me retrouver ici. Je ne comprends pas que l'on me reproche des faits de viol. Je n'ai forcé, ni menacé, ni obligé jamais personne.»
On lui lit alors l'article 222-23 du code pénal: «Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d'autrui ou sur la personne de l'auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. Le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle.»
Jack Sion écarquille les yeux: «Où est la surprise quand quelqu'un vient spontanément pour vivre quelque chose dont elle a envie?» demande-t-il. Il a toujours été «gentil». Il n'a jamais fait de mal à qui que ce soit. «Aller chez un inconnu, porter une tenue sexy, se bander elle-même les yeux, compte tenu des risques; j'aurais pu être un psychopathe ou un tordu qui fait du mal. Je les avais bien mises en garde de ne jamais reproduire ce scénario. Vous vous rendez compte si elles vont chez un inconnu qui peut être quelqu'un de dangereux...»
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Lors de son entretien avec l'expert psychologue, Jack Sion déclare: «Je ne suis pas un prédateur. Je suis catastrophé par ce qui arrive. Les gens ne voient pas les choses comme elles se sont passées.»
Non, vraiment, il avait beau retourner la question dans sa tête, il n'arrivait pas à voir l'illégalité de la chose. Mais la justice, elle, allait la lui montrer.
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