Année 2027. L’IA incarne notre meilleure amie. Impossible de se passer de cette fée digitale invisible, qui fluidifie nos vies. Elle sait tout de nous. Elle détecte nos émotions avant qu’on ne les verbalise, elle anticipe nos désirs, optimise nos décisions. En gérant les tâches domestiques ingrates, elle nous libère du temps pour imaginer, aimer, rêver, favorisant l’essor d’une société créative et hédoniste.

Année 2027. L’IA incarne notre pire ennemie. Impossible d’échapper à ses mouchards logés dans la centaine d’objets connectés qui scrutent nos faits et gestes jusque dans notre lit. Elle nous surveille, rend toute intimité impossible et vampirise nos données personnelles. À force de nous assister, elle nous rend inaptes au moindre effort d’apprentissage, favorisant l’essor d’une société oisive et déresponsabilisée.

Tout aussi plausibles, ces deux scénarios reflètent l’ambivalence profonde que suscite l’irruption actuelle de l’intelligence artificielle. Rarement une technologie aura inspiré autant de peurs et de désirs mêlés. Ce vieux mythe de la SF, né lors d’une conférence d’informaticiens à Dartmouth (États-Unis) en 1956, obsède littéralement les géants de la tech. Google, Facebook, Amazon, Apple, Baidu ou Alibaba achètent à coups de milliards des start-up spécialisées dans l’IA. Les performances sidèrent : des machines battent désormais des champions de poker, d’échecs, de jeu de go et de Jeopardy. Livres, colloques, plan « France IA » annoncé fin janvier par l’ex-secrétaire d’État au numérique Axelle Lemaire… C’est le buzzword du moment.

À cet emballement parfois techno-béat s’oppose l’émergence d’un techno-pessimisme, porté par des personnalités comme Bill Gates, Elon Musk ou Stephen Hawking. Deux séries addictives explorent aussi le côté obscur de l’IA : sur Netflix, la glaçante Black Mirror met en scène une déshumanisation programmée de notre société. Et la troublante Westworld, sur HBO, nous plonge dans un Far West artificiel pour milliardaires oisifs, où des humanoïdes créés pour assouvir nos plus sombres pulsions décident de se révolter.

Inventer une relation homme-machine

« Nous ne sommes qu’aux prémices de cette révolution », explique Anna Ukhanova, chercheuse au laboratoire d’intelligence artificielle de Google à Zurich. « Elle s’appuie sur deux ruptures technologiques majeures : la puissance inédite de calcul atteinte par nos ordinateurs, qui brassent des milliards de données en quelques secondes. Et le deep learning, ou apprentissage profond, qui imite le fonctionnement de nos neurones et permet aux logiciels d’apprendre de manière autonome. En captant nos datas, ces logiciels modélisent nos vies en algorithmes et deviennent capables de prédire nos comportements. »

Aussi disruptive que l’apparition d’Internet et du mobile, cette révolution essaime avec une rapidité stupéfiante. Des IA balbutiantes ont déjà investi nos smartphones via les assistants numériques d’Apple (Siri), d’Amazon (Alexa), de Google (Google Assistant) ou de Microsoft (Cortana). Pour Laurence Devillers, chercheuse au CNRS et auteur de Des robots et des hommes (éd. Plon), « la relation homme-machine bascule désormais dans l’ère du conversationnel. Discuter avec son smartphone, sa maison, sa voiture ou son bureau va se banaliser ».

L’arrivée de l’IA dans nos vies pose des questions éthiques et philosophiques majeures. « Il est urgent de s’interroger sur les bienfaits comme sur les méfaits de cette technologie », affirme Charles-Édouard Bouée, auteur de la Chute de l’empire humain (éd. Grasset, à paraître le 22 mars 2017). À l’occasion de la Journée de la femme digitale, le 9 mars 2017, à Paris, rendez-vous de celles et ceux qui imaginent demain en mode connecté, Madame Figaro explore les six fantasmes que cristallise l’intelligence artificielle.

Gagnera-t-on la course du temps ?

Fini, les to do lists ! Serial entrepreneuse et fondatrice de la Journée de la femme digitale, Delphine Remy-Boutang ne jure que par Julie Desk, sa secrétaire virtuelle : « Elle cale mes rendez-vous et réserve mes déjeuners. Je gagne un temps fou ! Et je me concentre sur ce que j’aime : créer. » Ce logiciel remporte un franc succès. « Depuis sa naissance en 2015, notre algorithme Julie a traité un million d’e-mails et travaille avec des grands noms du Cac 40 », souligne son fondateur, Julien Hobeika. En nous déchargeant de tâches répétitives, l’IA va libérer un temps précieux dans nos agendas. Demain, plus besoin de conduire : nous pourrons lire ou regarder des DVD dans nos voitures sans pilote. D’ici à 2030, ces dernières représenteront 15 à 20 % des véhicules, selon McKinsey. Moins d’embouteillages, trafic plus fluide… Si le temps libre devrait augmenter, il risque aussi de se fractionner.

L’intelligence artificielle va-t-elle régir nos vies ?

Gare aux notifications intempestives qu’enverront les appareils connectés, qui rivaliseront pour capter notre attention. Directeur du laboratoire d’intelligence artificielle de Google, Emmanuel Mogenet réfléchit à cadrer les interventions de Google Assistant : « S’il est proactif, il ne doit pas devenir casse-pieds. Mes équipes travaillent actuellement pour qu’il détecte le meilleur moment pour intervenir sans déranger. » À terme, il organisera aussi nos vacances. Et pourrait même un jour alimenter notre profil Facebook en notre absence. « Nous aurons carrément le don d’ubiquité, s’enthousiasme Sandrine Cathelat, sociologue et directeur des études chez Netexplo. Via nos avatars, nous serons à plusieurs endroits en même temps. »

Nos jobs seront-ils plus créatifs ?

L’IA va chambouler des pans entiers de l’économie. Et menace déjà une longue liste de métiers. En 2016, Foxconn, le sous-traitant d’Apple, a remplacé 60.000 ouvriers chinois par des robots, moins chers et infatigables. À Pittsburgh, Uber teste des taxis sans chauffeurs, qu’il entend à terme généraliser. Chauffeurs, mais aussi caissiers, réceptionnistes, secrétaires, comptables, employés de banque… Une étude d’Oxford affirme que l’automatisation menace 47 % des emplois d’ici à vingt ans aux États-Unis. En France, on estime entre 2 et 3 millions le nombre d’emplois en danger. Des métiers intellectuels, comme journaliste ou avocat, pourraient être remplacés par des IA.

« L’enjeu majeur est de former ceux qu’on nomme les “chômeurs technologiques”, estime Michel Lévy-Provençal, fondateur des TEDxParis et de L’Échappée volée. Dans sa start-up, Julien Hobeika a ainsi recruté des « IA supervisors ». Delphine Remy-Boutang se veut, elle, optimiste : « L’IA va créer de nouveaux emplois, moins pénibles et plus gratifiants. On va se concentrer sur ce qu’on fait de mieux : la créativité et l’émotion. L’IA va remettre l’humain au cœur du travail. » Le philosophe Maël Renouard, auteur de Fragments d’une mémoire infinie (éd. Grasset), l’espère aussi : « En nous cantonnant à des tâches répétitives, la révolution industrielle au XIXe siècle nous a transformés en robots. L’automatisation pourrait nous rendre l’humanité qui nous a été enlevée. »

Tombera-t-on amoureux d’une intelligence artificielle ?

« Comme dans le film Her, de Spike Jonze, où Joaquin Phoenix s’éprend de la voix de son smartphone, interprétée par Scarlett Johansson, on va s’attacher à des IA. Elles simuleront des émotions et nous susurreront des mots d’amour », affirme Laurence Devillers. Les algorithmes s’immiscent dans les sites de rencontre. L’appli Hinge a créé un assistant virtuel qui drague à notre place et nous décroche des rendez-vous galants. Sur Tinder, le logiciel baptisé Tinder Box sélectionne les profils susceptibles de nous plaire, tchatte avec nos mots puis like pour nous. « Ces lovebots seront de plus en plus intimes et personnels, analyse Sandrine Cathelat. Si l’on n’y prend garde, on risque de perdre son libre arbitre. »

L’entreprise californienne Abyss Creations devrait commercialiser cette année des robots sexuels à l’apparence humaine. Des amants artificiels patients, jamais jaloux, protecteurs et aimants ? « On pourrait en devenir addict, affirme Laurence Devillers. Mais les lovebots risquent aussi de devenir ennuyeux, car il leur manquera l’essentiel : la fantaisie en amour. »

Réduira-t-elle la sphère de l’intime ?

C’est une réalité : l’IA s’invite déjà dans nos maisons. D’ici à 2020, selon la société Joshfire, notre intérieur comptera près de 500 objets connectés, lampes, électro-ménager, écrans ou moquettes. Au cœur de cette « smart home », les enceintes Google Home ou Echo d’Amazon, vendues aux États-Unis, jouent le rôle de majordomes artificiels. Commandées à la voix, elles allument la télé ou lancent votre playlist préférée. À l’avenir, elles pourraient nous faire couler un bain après une journée harassante. Le miroir intelligent Miliboo scannera notre épiderme et nous conseillera la crème la plus adaptée à notre humeur.

« Notre "smart home" va nous chouchouter, analyse Sandrine Cathelat. En fonction de notre état émotionnel, elle créera l’atmosphère olfactive, chromatique et lumineuse qui nous apaisera. Bienvenue dans l’ère du cocooning numérique ! En revanche, quand l’IA pénétrera dans nos chambres à travers les murs connectés, nous vivrons dans un monde de transparence absolue. »

L’IA, nouveau Big Brother ? Nous n’aurons plus aucun secret pour les machines. Nos émotions les plus intimes seront séquencées en algorithmes. Comment, dès lors, sauvegarder une part inviolable de nous-mêmes ? « Cela pose la question de la surveillance généralisée et de la réduction d’un individu à un modèle économique, poursuit la sociologue. Plus ces IA nous rendront service, et plus nous serons enclins à oublier ce que nous abandonnons : nos données personnelles, nos vies, qui l’on est. »

Contrôlera-t-elle notre corps ?

C’est le rêve des hypocondriaques. Avec la montée enflèche des capteurs corporels connectés (montres, bracelets…), on pourra s’autoquantifier en permanence, mesurer son taux de glycémie ou de globules rouges. « Ma montre connectée m’indique quand je suis resté assis trop longtemps et m’encourage à me lever pour améliorer mon hygiène de vie », souligne Michel Lévy-Provençal. L’IA deviendra un véritable coach bien-être, capable d’améliorer notre sommeil, d’équilibrer notre alimentation, de scanner notre métabolisme. Surtout, l’IA devrait révolutionner le secteur de la santé.

Aux États-Unis et en Angleterre, plusieurs centres médicaux font appel à Watson, le superordinateur d’IBM, pour l’aide au diagnostic. Pour le cancer du poumon, son taux de dépistage est de 90 %, contre 50 % pour un médecin. Cette techno-médecine s’invite aussi dans nos maisons. « Il existe des couches connectées qui analysent les urines des bébés et envoient des notifications sur le smartphone des parents en cas d’anomalie. Notre corps sera l’objet d’une surveillance médicale étroite », précise Sandrine Cathelat. Avec son revers : à travers l’IA, les mutuelles pourront évaluer notre hygiène de vie pour déterminer leurs tarifs. Dans la Silicolonisation du monde (éd. L’Échappée), le philosophe Éric Sadin alerte sur l’avènement d’une société fondée sur la marchandisation intégrale de la vie.

Prendra-t-elle le pouvoir sur nos vies ?

Du conseil à l’injonction, la frontière est fragile. Face à l’emprise grandissante de l’IA sur notre quotidien, resterons-nous les maîtres de notre destin ? Dans ses laboratoires, la marque Tesla teste une voiture intelligente qui nous retire d’autorité le volant si elle juge que nous avons trop bu. Et, en Allemagne, le bureau connecté Stir Kinetic Desk se redresse de lui-même lorsque nous restons assis trop longtemps, et nous oblige à travailler debout. « Nous ne serons plus les chefs, s’inquiète Sandrine Cathelat. Et à force d’être aidés, nous ne saurons plus agir par nous-mêmes. Privés de ces béquilles digitales, nous risquons de nous sentir plus petits et plus démunis. »

Des hommes affaiblis car trop assistés, face à des IA au pouvoir grandissant : « En 2045, l’IA sera un milliard de fois plus puissante que la réunion de tous les cerveaux humains », prédit Ray Kurzweil, ingénieur en chef chez Google. Atteindrons-nous alors le point de singularité où cette super IA se dotera d’une conscience et prendra le pouvoir sur l’humanité ? où, comme dans le mythe du Golem ou de Frankenstein, la créature se retournera contre son créateur ? « L’IA, au fond, nous tend un miroir grossissant, conclut Charles-Édouard Bouée. Elle va exacerber en nous le pire comme le meilleur. À nous de prouver notre capacité de résilience collective. »

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