Charles Prats et Virginie Pradel sont tous les deux membres de l’Institut de recherche fiscale et économique Vauban qui réunit des praticiens et citoyens intéressés par les questions fiscales.
La CNIL s’est déclaré inquiète du nouveau dispositif du gouvernement pour lutter contre la fraude fiscale. Dispositif qui prévoit une collecte massive des données des internautes sur les réseaux sociaux. Partagez-vous le point de vue de la CNIL?
Virginie Pradel:
Le dispositif voté est liberticide et disproportionné, même en tenant compte des amendements adoptés pour l’édulcorer. Les données personnelles publiques de millions de citoyens (notamment leurs photos sur instagram ou facebook) pourront désormais être systématiquement aspirées, et ce pour débusquer quelques fraudeurs fiscaux égarés. La lutte contre la fraude fiscale justifiait-elle de mettre tous les citoyens sous surveillance digitale généralisée? La réponse est assurément négative.
Nous avons une fâcheuse tendance en France à considérer que la fin justifie toujours les moyens. Or, les moyens apparaissent ici extrêmes pour arriver à la fin recherchée: améliorer le ciblage des contrôles fiscaux. D’autant plus que l’administration fiscale dispose déjà d’un arsenal de surveillance et d’investigation impressionnant. Elle a déjà recours à l’intelligence artificielle depuis plusieurs années pour exploiter les données collectées par les administrations publiques. Elle peut également surveiller les contribuables sur les réseaux sociaux si besoin est. L’objectif du gouvernement est de transformer cette surveillance artisanale qui s’exerce aujourd’hui au cas par cas en une surveillance industrielle de masse. Au mépris de la liberté des citoyens.
La lutte contre la fraude fiscale, objectif certes louable, a été instrumentalisée pour justifier un dispositif injustifiable. Le gouvernement a clairement usé et abusé d’une préoccupation légitime des Français pour leur imposer un dispositif qui porte directement atteinte à leur vie privée.
Il est regrettable que ce dispositif ait été voté dans la précipitation par nos parlementaires et en dépit des inquiétudes soulevées dans l’avis de la CNIL. L’instauration d’un tel dispositif aurait mérité de faire l’objet d’un réel débat public. Gageons que ce dispositif sera censuré par le Conseil constitutionnel.
Charles Prats:
Il s’agit effectivement d’une disposition qui interpelle. S’il s’agit de recenser les ventes sur les plates-formes de e-commerce et de transactions coopératives, pourquoi pas. Cela n’est pas différent, dans l’esprit, du contrôle des procès-verbaux de ventes volontaires qui étaient autrefois systématiquement transmis au fisc par les commissaires-priseurs.
En revanche, concernant la collecte des données sur ce que l’on nomme les réseaux sociaux - Facebook ou Instagram par exemple - cela pose beaucoup plus de questions éthiques et techniques.
J’ai moi-même en tant que juge d’instruction par exemple utilisé des photos publiées sur Facebook dans le cadre d’un trafic de Subutex liée à des fraudes sociales organisées avec détournement de la CMU-C et de l’AME, qui permettaient d’éclairer la personnalité des auteurs présumés. En l’espèce l’individu s’était photographié avec un gros tas d’une poudre blanche devant lui... Élément fort interessant. Mais c’était ponctuel avec une recherche ciblée et cela ne constituait qu’un élément d’environnement et non pas une preuve «dure» car je n’avais aucun élément réel sur la nature exacte de cette poudre blanche.
A l’inverse ce nouveau dispositif fiscal consiste en une aspiration généralisée des données traitées ensuite par algorithme et dont on peut deviner qu’il soit utilisé à terme comme élément probant de train de vie difficile à combattre pour le contribuable.
En tout état de cause, si le gouvernement veut être cohérent, il doit «en même temps» étendre le dispositif à la lutte contre la fraude sociale aux prestations et aux cotisations car dans ce domaine, en revanche, les éléments probants peuvent être réunis sur les réseaux sociaux, par exemple pour lutter contre les fraudes à la résidence ou à l’activité. A l’heure où la mission sur la fraude aux prestations sociales a évalué le montant de celle-ci à 45 milliards d’euros par an, l’enjeu apparaît encore plus important que la fraude fiscale à l’impôt sur le revenu voire à la TVA qui sont évidemment en ligne de mire du système de monitoring fiscal des réseaux sociaux.
Existe-t-il selon vous un risque de dérive?
Charles Prats: Le risque d’atteinte disproportionnée à la vie privée est évident avec la mise en place de cette surveillance massive. Mais c’est le corollaire de ce que les citoyens mettent eux-mêmes en ligne sur les réseaux sociaux concernant leur vie.
Au delà des dérives potentielles liées à la conservation effective des données et à leur utilisation à d’autres fins que fiscales par d’autres services que les douanes ou les impôts, le principal écueil que je vois à cette collecte massive de données est celui de la propension des personnes à «s’inventer une vie» sur Instagram ou Facebook. Combien de photos de personnes au volant de voitures de luxe ou posant sur des bateaux, objets de rêve mais dont ils n’ont en réalité pas la jouissance sauf le temps d’un prêt ou d’une brève location? Le prisme des réseaux sociaux est très fort: au Loto Instagram tout le monde ou presque a gagné sa vie de milliardaire. Si l’administration commence à vouloir redresser fiscalement les gens sur la base de ce qu’elle va collecter sur les réseaux sociaux, on aura créé un nouvel impôt: «l’impôt mytho»! Assis sur la vie dont rêvent les gens, qu’ils se donnent l’impression de caresser le temps fugace d’une photo publiée sur Internet. On s’orienterait alors vers des déconvenues importantes...
Virginie Pradel: C’est évident! D’ailleurs, l’aspiration générale et préalable des donnés personnelles publiques des contribuables, au nom de la lutte contre la fraude fiscale, représente déjà une dérive liberticide. Cela aurait dû davantage être mis en évidence. L’Assemblée nationale a ouvert la boite de Pandore de la surveillance digitale généralisée. Après la lutte contre la fraude fiscale, quel sera le prochain motif invoqué pour justifier l’aspiration des données personnelles des contribuables: la lutte contre les discriminations raciales, la lutte contre le sexisme ou encore la lutte contre les fake news? Si l’on continue sur cette voie liberticide, la France risque de se transformer dans les prochaines années en «mini-Chine»… Il faut lutter contre les dérives de l’Etat, lequel tend de plus en plus à exercer un contrôle illégitime sur la vie des citoyens au nom de l’ «efficacité». C’est dangereux car, comme l’écrivait George Orwell dans 1984, «la dictature peut s’installer sans bruit».
L’Assemblée nationale a aussi adopté cette semaine une série de mesures concernant les informateurs du fisc. Qu’en pensez-vous?
Virginie Pradel: Rappelons qu’il s’agit d’une pratique ancienne. L’administration fiscale française a, pendant longtemps, eu recours à cette pratique opaque et dépourvue de base juridique, jusqu’à ce que cette dernière soit officiellement abandonnée par Nicolas Sarkozy en 2004. Elle a par la suite été progressivement institutionnalisée. L’article 109 de la loi de finances pour 2017 (introduit discrètement par voie d’amendement) a d’abord autorisé l’administration fiscale, à titre expérimental pour une durée de deux ans, à indemniser les aviseurs lui fournissant des renseignements ayant amené la découverte d’un cas de fraude fiscale internationale. Le dispositif a ensuite été pérennisé en 2018 à l’occasion de l’examen de la loi relative à la lutte contre la fraude (article 21 de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018).
Bien que la délation fiscale puisse se révéler socialement utile, la rémunération des aviseurs fiscaux devrait être strictement encadrée et limitée. Cette pratique est en effet susceptible d’engendrer de nombreux effets pervers, parmi lesquels un climat de suspicion permanent et inquiétant ainsi que la naissance de nouvelles vocations d’ aviseurs fiscaux, compte tenu des gains escomptés. Précisons que la rémunération de la délation fiscale a été mise en œuvre dans plusieurs États (une dizaine selon le rapport d’information du 5 juin 2019 relatif aux aviseurs fiscaux), parmi lesquels on trouve le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, la Belgique, le Danemark, l’Inde, l’Allemagne et la Corée du Sud. D’autres États refusent cependant de rémunérer la délation fiscale (du moins officiellement), parmi lesquels l’Autriche, l’Espagne, la Grèce ou encore le Portugal. Dans les États où elle a été instaurée, celle-ci peut s’avérer très rentable, en particulier aux États-Unis où les aviseurs peuvent se voir allouer une prime pouvant représenter jusqu’à 30 % des sommes récupérées par le fisc. À titre d’exemple, l’ex-gestionnaire de fortune, Bradley Birkenfeld a récemment reçu une super prime de 104 millions de dollars en récompense de ses révélations sur les pratiques indélicates de la banque UBS.
Le fait de rémunérer davantage les aviseurs fiscaux est très contestable et soulève plusieurs questions, dont celle de sa justification. En effet, si le plafond actuel d’un million d’euros (déjà généreux) peut être vu comme destiné à indemniser les aviseurs fiscaux pour les risques encourus ou les conséquences matérielles subies, quelle est la justification d’une rémunération substantiellement plus élevée? Au reste, comment justifier la différence de traitement conséquente entre, d’une part, des lanceurs d’alertes non rémunérés, et d’autre part, des aviseurs fiscaux surpayés au regard du service effectué? Enfin, on peut se demander pourquoi la rémunération généreuse des aviseurs devrait être limitée à la matière fiscale. Ne serait-il pas pertinent d’adopter un système similaire pour les aviseurs sociaux qui seraient amenés à dénoncer des fraudes sociales?
Charles Prats: Au risque de choquer je suis très favorable à la rémunération des aviseurs fiscaux, comme cela existe déjà en matière douanière. Et je suis également favorable aux rémunérations importantes, proportionnelles au montant des sommes recouvrées grâce aux informations données. En somme le même système qu’aux Etats-Unis. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre et en matière de grandes fraudes fiscales organisées il faut avoir du renseignement humain en plus du renseignement technique. Et en matière de sources humaines, la motivation financière reste la plus facile à gérer pour les services: les choses sont carrées quand l’informateur est uniquement guidé par l’espérance d’un gain financier. Lorsque sont invoquées d’autres motivations, l’officier traitant doit avoir immédiatement des signaux d’alarme dans son esprit car cela est annonciateur de beaucoup de soucis... Les quelques cas récents l’ont démontré, laissant au final des lanceurs d’alertes démolis professionnellement et personnellement. J’en profite d’ailleurs pour m’étonner que l’on annonce vouloir rémunérer correctement les aviseurs futurs tout en ne prenant pas la peine de s’occuper de ceux qui dans un passé très récent ont permis à l’Etat d’obtenir des résultats importants...
Il faudra néanmoins régler la question du secret fiscal vis à vis de l’aviseur. Car s’il ne connaît pas le montant du redressement opéré grâce à ses informations, le secret fiscal lui étant opposé, il ne pourra pas vérifier l’exactitude du montant de la rémunération proportionnelle à laquelle il aura droit. L’aviseur et l’administration doivent travailler en confiance. Mais la confiance n’exclut pas le contrôle, surtout en ces matières.
Que pensez-vous dans l’ensemble des mesures relatives au contrôle fiscal adoptées depuis le début du quinquennat?
Charles Prats: Elles sont marquées par un déséquilibre évident au détriment des justiciables. Améliorer les dispositifs de lutte contre la fraude fiscale est une nécessité, que j’ai personnellement portée depuis plusieurs années étant notamment à l’origine avec l’avocat - et député à l’époque - Yann Galut et le journaliste Antoine Peillon de ce qui aboutira à la loi de décembre 2013 sur la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance financière et ayant lancé et porté le combat pour l’ouverture du «Verrou de Bercy» depuis 2012 avec notamment les sénateurs Nathalie Goulet et Eric Bocquet.
Mais malheureusement toutes les propositions d’amélioration des droits de la défense, corollaire indispensable, ont été passées par pertes et profits. Avec la pénalisation croissante du droit fiscal, c’est un mécanisme inquiétant qui s’est mis en place. Il faut urgemment rééquilibrer les procédures car la situation actuelle est très insatisfaisante, surtout avec la réforme des sanctions pénales pour fraude fiscale qui devrait obliger, en toute rigueur, à déterminer avec exactitude le montant des sommes fraudées avant de prononcer l’amende encourue. Ce qui renvoie au problème de dualité des juridictions, administratives et judiciaires, et au manque actuel de coordination entre juge de l’impôt et juge pénal. Le Sénat avait adopté des mesures intelligentes pour régler ces questions, l’Assemblée Nationale les a balayées à la demande du Gouvernement, c’est-à-dire de l’administration fiscale. C’est bien dommage...
Virginie Pradel: Depuis le début du quinquennat, on assiste à un renforcement continu des pouvoirs d’investigation de l’administration fiscale et des sanctions pénales infligées aux contribuables. Cela vient renforcer l’asymétrie qui existait déjà entre les droits de l’administration fiscale et ceux des contribuables. Le gouvernement a habilement justifié ce renforcement par l’instauration d’un nouveau droit conféré aux contribuables: le fameux «droit à l’erreur». Or, ce dernier n’est rien d’autre qu’un (excellent) coup de communication politique. Qu’on se le dise: le «droit à l’erreur» bénéficie aujourd’hui davantage à l’administration fiscale (pour couvrir ses propres erreurs!) qu’aux braves contribuables qui continuent de subir la complexité fiscale.
En définitive, les contribuables français n’ont quasiment rien gagné, mais ont en revanche beaucoup perdu puisqu’ils font désormais l’objet d’une double surveillance accrue. Tout d’abord, une surveillance «verticale» par l’Etat qui a considérablement renforcé ses pouvoirs. Ensuite, une surveillance «horizontale» par d’autres contribuables qui peuvent désormais nourrir l’espoir de s’enrichir s’ils découvrent l’existence d’une fraude fiscale. Il va sans dire qu’avec de telles mesures, le climat fiscal français risque de devenir de plus en plus anxiogène et délétère dans le futur.
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