Il y a un an pile paraissait « La Familia grande ». Camille Kouchner, fille de Bernard et de la juriste et militante féministe Évelyne Pisier, y racontait l'inceste perpétré sur son frère jumeau lorsqu'il était adolescent par leur beau-père, Olivier Duhamel, politologue et professeur de droit. Avec une délicatesse et une force exceptionnelles, cette juriste et mère de deux enfants soulevait un fait de société dont personne ne soupçonnait l'ampleur. Le livre, aujourd'hui publié en format de poche chez Points, provoquait une déflagration. Des centaines de témoignages déferlaient sur les réseaux sociaux, avec le hashtag #MetooInceste. En même temps qu'on découvrait une famille brisée par le drame et le silence, on découvrait un pays gangrené par l'inceste. Depuis, la loi a changé, une commission d'enquête a été nommée, mais Camille ? Elle qui avait l'obscure espérance que la littérature fasse bouger les choses, comment a-t-elle vécu cette année ? Entretien avec une hypersensible, hyperlucide, toujours un cran au-dessus de la mêlée.

ELLE. « Et mon cœur est soumis, mais n'est pas résigné » : vous écriviez ces mots de Victor Hugo en exergue à « La Familia grande ». Un an plus tard, quel est votre état d'esprit ?

Camille Kouchner. Je pourrais répondre par une autre phrase de Victor Hugo dans « Les Misérables » : « Étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait ». On a beaucoup parlé de courage mais, pour moi, ce livre n'était pas tellement une histoire de courage, plutôt la volonté de saisir une catastrophe et d'en faire quelque chose. Aujourd'hui, j'ai l'impression d'avoir un peu remporté ce pari.

ELLE. Mais la peur, n'était-ce pas ce que vous ressentiez le plus fortement à la sortie du livre ?

C.K. Oui, et il en est toujours ainsi. La peur m'accompagne en permanence, me guide aussi pour essayer de faire les choses avec conscience et équilibre. En même temps, j'ai ressenti un tel soutien que j'arrive à me dire qu'il y a quelque chose d'universel et de juste dans ma démarche.

ELLE. Comment avez-vous vécu cet immense retentissement ?

C.K. Au début, j'étais très fragile, ma manière de me protéger a été de ne rien lire, ni article ni commentaire. Mon éditrice a été parfaite, elle me racontait juste ce qu'il fallait que je sache. Pendant des mois, je n'ai regardé que mes enfants, mes frères et mes cousins, la fille et le fils de ma tante, Marie-France. C'était très douloureux parce que c'était ma famille qui était mise en lumière, les gens que j'aime qui étaient soumis à des jugements pas très constructifs. Même si j'en étais responsable, je voulais aussi protéger mes enfants.

©Presse

ELLE. Comment ont-ils vécu cette déflagration ?

C.K. Ils m'ont donné une force inimaginable. Ma fille de 16 ans a lu « La Familia grande », mon fils de 13 ans, non, il le fera quand il en aura envie. Nous avons passé énormément de temps ensemble, beaucoup parlé, parce que, pour eux, comme pour moi, les liens familiaux étaient vraiment secoués. Leur enjeu, c'était de voir comment ils faisaient avec leur grand-père, leur oncle, leurs cousins… Comment leurs propres relations perduraient, transformées. Mais j'avais à cœur de leur montrer la puissance de la littérature : quand les choses vont très mal, elles peuvent aussi être sublimées. Et, surtout, je voulais leur remettre le monde à l'endroit.

ELLE. Qu'entendez-vous par là ?

C.K. On est dans un système qui marche sur la tête. Nous, les adultes, aujourd'hui, on devrait tous avoir une vigilance collective accrue envers les enfants, on devrait se reprocher de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas dénoncer. Mais, dans les faits, cela ne se passe pas du tout comme ça. On ne cesse d'affirmer qu'on ne peut rien faire si les victimes ne portent pas plainte, mais, dès qu'elles le font, on leur tombe dessus. On leur reproche de ne pas avoir parlé plus tôt, on suspecte leurs témoignages, on dit attention, on va faire des expertises, peut-être qu'elles sont dingues ! Moi je ne comprends pas pourquoi tout cela ne relève pas de la protection de l'intérêt général, ce n'est pas un intérêt privé qu'on protège quand on protège des enfants. Je ne comprends pas non plus pourquoi les pouvoirs publics n'entament pas immédiatement une réflexion sur un système collectif de protection à repenser complètement. Un enfant qui va mal, qui grossit, qui est mutique, qui ne dort plus, ça se voit, c'est la responsabilité des adultes. Et pourtant aujourd'hui le système ne repose que sur le jour où l'enfant donnera de la voix. Sur cette fameuse libération de la parole…

ELLE. En quoi la remettez-vous en question ?

Camille Kouchner, un an après : « Je voulais remettre le monde à l'endroit »

C.K. Je n'aime pas tellement cette expression, d'abord parce que je la trouve ultra-culpabilisante pour les victimes et, ensuite, parce que la libération ne vient pas seulement de la parole, le chemin est beaucoup plus long et escarpé. Je reçois beaucoup de messages me disant : « Quel courage d'avoir rompu le silence, moi je n'ose pas ! » Mais le courage ce n'est pas d'avoir parlé, c'est d'avoir survécu à tout ça, de ne pas en avoir crevé. Et puis, on parle, mais ça ne va pas mieux tout de suite, c'est faux. Et encore, moi je suis une victime indirecte, mais les victimes directes, lorsqu'elles se mettent à raconter, elles revivent tout, les images, les ambiances, les odeurs, les gestes, tout revient, et c'est atroce. Et moi, dans tout ce qu'on me raconte, je ne constate aucune prise en charge immédiate et psychologique pour les écouter, les accompagner afin que cette parole soit vraiment une libération.

ELLE. Justement, comment va votre frère ?

C.K. Je ne veux toujours pas parler à sa place, il faut que tout ça s'arrête…

ELLE. Qu'est-ce que ce livre a changé dans votre relation avec lui ?

C.K. Je pense qu'il faudra des années pour le savoir. La seule constante, la seule évidence, c'est l'amour que nous avons pour notre mère. Avec notre grand frère et nos cousins, les enfants de Marie-France, nous sommes liés de manière indéfectible par l'amour que nous éprouvons pour nos mères. En ce moment, j'ai en tête le poème d'Éluard : « Tu rêvais d'être libre et je te continue ». Là-dessus, on se retrouve tous les cinq, même si pour eux aussi l'année a été terrible, et j'en suis désolée.

©Louise Meresse/Sipa

ELLE. Car votre livre était aussi une déclaration d'amour à votre mère. Un an après, votre regard sur elle a-t-il changé ?

C.K. Certaines réactions l'ont mise en cause, je trouve ça nul, j'en ai marre qu'on s'en prenne aux femmes et aux mères tout le temps. C'est précisément ne pas comprendre l'inceste, ne pas comprendre qu'on reste dans un lien d'amour. Cela ne me fait aucun bien d'entendre du mal de ma mère. Elle était merveilleuse, elle reste merveilleuse, elle a fait comme elle a pu avec nous, je ne l'excuse pas mais c'est ma maman. Quand j'entends : « On croyait que c'était une grande femme, mais en fait elle était atroce », je réponds : « Si, c'était une grande femme et si, c'était une mère géniale ». Face à la souffrance de ses propres enfants, je trouve qu'elle n'a pas pris le bon chemin, et moi je ne me souhaite pas de me tromper à ce point. Elle s'est trompée, certes, mais ça ne dit rien d'elle. Cela n'en fait pas une coupable, pas plus que mon père n'est coupable.

ELLE. Il ne s'est jamais exprimé, vous le comprenez ?

C.K. Voilà la force de l'amour, je le trouve extrêmement respectueux de n'avoir rien dit alors même qu'on le critiquait de ne pas réagir. Il ne fait pas semblant, il sait. Que ce que je raconte est vrai, qu'il n'a pas été là quand il le fallait, qu'il assume sa responsabilité. Et il me dit : « C'est magnifique ce que tu fais », et je crois même qu'il est fier. Cela me permet de me sentir protégée. Quand on a été traumatisé enfant, ensuite, on doute en permanence, est-ce que j'exagère, est-ce que j'ai vraiment mal, est-ce que c'est si grave ? Mon père me dit aujourd'hui : « Oui, tu as mal, oui, c'était dur, mais oui, je suis là ». Et ça change tout.

ELLE. Votre belle-mère, Christine Ockrent, était assez maltraitée dans votre livre, comment a-t-elle réagi ?

C.K. Elle est traitée justement, dans le livre. On s'est énormément rapprochées et, si on parle de réparation, alors oui, elle a eu des mots extraordinairement réparateurs. Je n'ai plus de maman, je n'ai plus de tante qui était comme une maman aussi, Christine, elle est là. Je n'ai pas beaucoup de femmes autour de moi, ça compte.

ELLE. Avez-vous reçu d'autres mots réparateurs de la part de ceux que vous appeliez « La Familia grande » ?

C.K. Oui, ceux qui se sont toujours bien comportés, quand ils ont appris, ont été très présents. Ils ont été hyper-secoués, il ne faut pas oublier qu'on parle de leur ami, de leur ami intime, c'était très violent pour eux aussi. Cet aspect « fait divers », on étale la vie de gens un peu connus, ils auraient pu avoir envie de le fuir, de prendre leurs distances, ce n'est pas ce qu'ils ont fait. Quand on met à ce point en lumière un cas particulier, on écrase la parole des autres victimes, et c'est cela que j'ai trouvé effrayant et culpabilisant.

ELLE. Cette déflagration, ce déferlement de #metooinceste sur les réseaux sociaux, comment les avez-vous vécus ?

C.K. Je ne m'y attendais vraiment pas. J'ai reçu des centaines de lettres et de mails, des femmes de parfois 80 ans m'écrivent : « L'inceste m'a pourri la vie et je n'ai pas compris que c'était ça », et en s'adressant à moi, elles mettent pour la première fois des mots sur un silence. Beaucoup de mères et grands-mères me racontent qu'elles essaient de protéger leur enfant victime d'un homme de la famille, et qu'elles n'y arrivent pas. C'est quelque chose dont je ne me rendais pas compte, ce combat de femmes se heurtant à la machine judiciaire. À leur parole, on objecte le syndrome d'aliénation parentale, cette pseudo-théorie scientifique utilisée par des juges, qui laisse penser qu'au moment des séparations les mères inventent ou instrumentalisent des violences sexuelles pour avoir la garde de leur enfant. On marche sur la tête ! Parfois, leurs enfants sont placés parce qu'elles ont eu le courage de dire l'indicible. Face à cette suspicion, en plus de tout, je ne sais pas comment ces femmes ont la force de ne pas s'écrouler.

©Dorian Prost

ELLE. Avez-vous tout de même puisé un sentiment de réparation dans cette prise de conscience collective qu'a fait naître votre livre ?

C.K. Si on attend une consolation immédiate ou une réparation, on se met des bâtons dans les roues… Mais il s'est quand même produit quelque chose d'inattendu. Quand on est victime d'in-ceste ou d'une agression sexuelle, ou comme moi victime indirecte du silence, on est réifié, on devient un objet, on n'a plus de place dans le lien social. Que mon livre soit accueilli de cette manière m'a redonné une place au sein des hommes et des femmes alors que je m'en étais moi-même exclue. Ce changement de statut ne répare pas la mort de ma mère, mais il répare le lien, je parle et on m'écoute.

ELLE. Vous avez le sentiment d'avoir retrouvé votre place dans la société ?

C.K. Oui, parmi ceux qui m'entourent, ma famille, mes amis. Aujourd'hui, quand je ne vais pas bien, quand j'éprouve tout à coup une peur irrationnelle, je peux en parler, on peut même en rire ensemble. Mes proches sont capables de me dire : « Camille, tu sais d'où ça vient, c'est l'hydre, mais on est avec toi ». Ils me connaissent moi vraiment, je ne suis plus l'objet-sourire, l'objet-travailleuse, l'objet-mère de famille parfaite, je suis un sujet. Et, avec mes enfants, nous sommes dans un lien beaucoup plus vrai.

ELLE. Tous ces messages et témoignages vous ont-ils donné le sentiment d'une responsabilité ?

C.K. Oui. J'ai mis du temps à l'accepter, je ne voulais d'abord pas entamer mes forces mais, aujourd'hui, je vais mieux, je l'assume. Je ne suis pas experte, je n'ai que mon histoire que je rends publique en tant que témoin passive. Mon angoisse est de mal faire les choses, de passer à côté de la peine de quelqu'un, de ne pas en rendre compte avec justesse. J'ai aussi réalisé que, dans la lutte contre les violences sexuelles envers les mineurs, nous sommes nombreux, beaucoup d'associations font un travail remarquable, je ne suis pas seule. Je voudrais faire avancer les choses en faisant comprendre que l'inceste ne se réduit pas à un père, un grand-père, un cousin qui force un enfant. L'inceste est beaucoup plus pernicieux, et c'est de cela qu'il faut prévenir les jeunes. Oui, ils peuvent avoir du désir – on ne le découvre pas –, seulement les adultes n'ont pas le droit de jouer avec. Il faut protéger les enfants en leur disant que, quoi qu'il arrive, quoi qu'il soit arrivé, ce n'est pas leur faute.

ELLE. Qu'est-ce que tous ces témoignages vous ont fait découvrir sur votre propre vécu ?

C.K. Maintenant je sais que je ne pouvais pas tout laisser reposer sur mon frère, c'était à moi de bouger. J'essaie de ne pas m'en vouloir, mais je voudrais que demain, quand un adulte suspecte quelque chose, il ne se dise pas : si cet enfant ou cet adolescent ne dit rien, c'est que ça va ! Qu'il parle, lui, l'adulte, qu'il n'attende pas que la victime le fasse. Moi je n'avais personne dans mon entourage à qui me confier. Ma mère était anéantie par le suicide de sa mère, ma tante Marie-France aussi, tout le monde allait tellement mal dans ma famille que je ne voulais pas en rajouter. Et je n'ai pas trouvé une infirmière scolaire, un professeur, un parent d'un ami… Je ne reproche rien à personne en particulier, la société n'était pas organisée pour ça. Faire en sorte que les adultes soient plus vigilants, que notre société développe des institutions en lesquelles les enfants aient confiance… C'est cela qu'il faut changer.

©Dorian Prost

ELLE. Vous êtes juriste, qu'avez-vous pensé des modifications apportées à la loi ?

C.K. C'est très bien d'avoir élevé les seuils de consentement, mais tout reste à faire. Comme Christine Angot, je pense qu'une présomption de non-consentement jusqu'à 18 ans n'a pas de sens, on ne viole pas sa fille à 18 ans et demi non plus ! Et cette notion de consentement des enfants n'a pas de sens non plus pour moi. C'est pour cela que le titre du livre de Vanessa Springora était si fort et si intelligent, c'est quoi, le consentement d'un enfant ? La seule chose dont je sois certaine est qu'il faut affirmer haut et fort que le désir pervers d'un adulte envers un enfant est condamnable, point barre. Il me semble également que la famille telle qu'elle est décrite dans cette loi – le papa, la maman, les enfants – ne ressemble pas à la famille d'aujourd'hui, dans quel siècle vit-on ? Tout cela a été rapidement fait, c'est bien que cela existe, mais ce n'est évidemment pas suffisant.

ELLE. Et quel est votre avis sur la prescription ?

C.K. Je n'ai pas d'avis tranché, je fluctue. J'ignore s'il faut instaurer une imprescriptibilité, mais je sais qu'il faut prendre en considération l'amnésie traumatique. Car c'est un fait scientifique documenté et reconnu. Mais les débats présidentiels commencent et pas un mot sur ces sujets après l'année qu'on a passée !

ELLE. Et lui, Olivier Duhamel, qu'avez-vous pensé de son attitude ?

C.K. Aucun signe de vie, mais heureusement.

ELLE. Et s'il appelait pour vous demander pardon ?

C.K. Ce n'est pas à moi qu'il doit des excuses, enfin si, aussi. Il y a des gens qui ont besoin d'une condamnation, ce que je comprends parfaitement, mais pour moi, ce n'était pas l'enjeu.

ELLE. Quel était-il, votre enjeu avec le recul ?

C.K. J'ai commencé le livre en écrivant que j'avais perdu mille fois ma mère mais que cette fois, je ne la reperdrais pas, je l'ai terminé par une lettre que je lui adressais outre-tombe et, aujourd'hui, j'ai le droit d'être la fille de ma mère. Nous avons grandi dans cette « familia grande » où tout le monde était lié, on ne savait presque plus qui étaient les enfants de qui, ma mère avait plein de protégés, soi-disant, mais non, en fait c'est moi la fille de ma mère, et ça me fait un bien fou de le dire. L'inceste est un crime de filiation qui vous coupe de vos parents, eh bien je suis à nouveau la fille de mes parents, c'est un peu tard mais ça répare.

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