Cet article est le 1er épisode d'une série sur le speed-watching. Après la signification de cette pratique côté psycho, découvrez la semaine prochaine un décryptage davantage sociologique.
Si vous regardez des films ou des séries sur YouTube ou Netflix, vous connaissez sûrement le “speed-watching”. Il s’agit d’une fonctionnalité qui permet de regarder des films et séries à un rythme constant mais accéléré. Ainsi, il est possible de suivre l’action autant que les dialogues des personnages d’une fiction, mais avec la particularité de pouvoir influer sur le rythme de lecture. Autrement dit, ce mode permet de regarder les contenus vidéos à une vitesse jusqu’à 1,5x plus rapide que celle initialement prévue par les créateurs de films et séries.
Adoubée par Netflix, qui permet depuis 2019 de visionner des séries en 1,5x, cette pratique fait de plus en plus d’adeptes. En 2017, peu de temps après l’invention de ce terme par un journaliste du Washington Post, le producteur de cinéma David Chen avait posé la question à ses followers sur Twitter : “regardez-vous des vidéos, ou écoutez-vous des podcasts en accéléré ?”. Sur 1 505 personnes, 79 % avaient répondu “non, c’est une abomination”, 16 % “oui, pour des podcasts”, et seulement 5 % avaient avoué le faire pour des podcasts, des films et des séries. En 2020, le youtubeur français Cyrus North créait le même sondage sur le même réseau social. Huit fois plus de personnes avaient répondu : 8 320 internautes. Résultat : 54 % ont indiqué ne jamais utiliser la fonctionnalité de lecture rapide sur Youtube… mais 20 % ont répondu le faire régulièrement, et 10 % très souvent.
Autrement dit, en l’espace de seulement 3 ans, les “speed watchers” convaincus se sont multipliés, passant de 20 à 30 % des utilisateurs. À ce rythme, si mes calculs sont exacts, plus de la moitié des spectateurs de Peaky Blinders, La Casa de Papel ou Narcos devraient visionner régulièrement leurs épisodes en x1.5 d’ici 2023-2024. Dans l’immédiat, comme le remarque Cyrus North dans une vidéo consacrée au speed-watching, si cette fonctionnalité ne concerne pas la majorité des utilisateurs, “ça concerne déjà beaucoup de monde”. Marginale aujourd’hui, mais en plein essor, cette pratique deviendra-t-elle la norme ? A priori, dès lors qu'Amazon Prime Video, Disney + et Apple TV suivront l'exemple de Youtube et Netflix ?
Mais pourquoi, en fait, regarder un épisode de série, ou un film, en vitesse accélérée ? À l’origine, ce sont les auditeurs de podcasts qui ont commencé, avec le “speed-listening” : depuis 2014, sur iTunes / Apple Podcast, une option permet de supprimer les silences entre les phrases dans les discussions ; deux autres boutons permettent de retourner de 30 secondes en arrière, ou d’avancer de 30 secondes en avant ; et enfin, une autre, permet d’écouter ses émissions en vitesse 1,5x ou 2x. Objectif : écouter un maximum de contenus en un temps limité, entre le départ du RER et son arrivée près du bureau. Ou encore, essayer de zapper les discussions hors sujets des podcasters pour les entendre en venir au fait. Ou, aussi, rendre le débit de parole de quelqu’un plus dynamique, et éviter de s’endormir en l’écoutant. Cette fonctionnalité, que l’on trouve partout aujourd’hui (Google Podcast, Spotify, Deezer), est devenue terriblement banale.
Côté films et séries, nous étions sans doute déjà nombreux, bien avant l’arrivée de YouTube et Netflix, à accélérer des passages (ennuyeux ?) avec notre télécommande, depuis notre lecteur DVD (ou, encore plus vintage, notre magnétoscope). Mais c’est YouTube qui a tout changé en 2015, en reprenant aux services de podcasts leur fonctionnalité de modulation du débit. De leur côté, les logiciels permettant d’écouter les flux et de visionner des films en Divx ou en streaming s’y sont aussi mis, de VLC àl’extension Video Speed Controller de Google Chrome, qui permettait, dès 2017, de faire du speed-watching pirate sur Netflix, Vimeo et Amazon Prime.
Pourquoi avoir ainsi décidé de permettre aux spectateurs de regarder des films ou des séries en accéléré, comme ils le faisaient avec leurs podcasts ? Sans doute pour répondre à une pratique qui a explosé à la même époque, tandis que se démocratisait la SVOD : le binge-watching. Dès 2013, les médias s’en faisaient l’écho : sur Netflix, 61 % des utilisateurs regardaient régulièrement des saisons entières de leurs séries préférées d’un trait. En quelques jours, voire quelques heures. Mais le temps est précieux, et limité : pour permettre aux drogués de séries de binge-watcher d’une façon plus optimisée, pourquoi ne pas leur permettre d’accélérer la vitesse ?
Mais à notre niveau, que signifie cette pratique ? Que dit-elle de nous, sur le plan psychologique ? Il y a certes des utilisateurs qui accélèrent par pur pragmatisme. Moi-même, je me suis retrouvé récemment à regarder deux épisodes de la série The Serpent en 1.5x pour rattraper mon retard sur ma femme, et pouvoir regarder ensuite la suite avec elle le lendemain. Mais il y a aussi beaucoup de spectateurs qui visionnent des séries et des films à toute allure pour des raisons moins réfléchies, presque pathologiques. Autrement dit, certains utilisent leur neocortex, et d’autres leur cerveau reptilien… Faisant ainsi appel à leurs pulsions.
“On a d’un côté le binge-watching, qui correspond à une sorte de boulimie d’images, de dévoration jusqu’à l’endormissement ; et de l’autre cette nouvelle fonctionnalité qui ne fait que renforcer une tendance à être avant tout du côté de la pulsion, une pulsion scopique”, analyse Michael Stora, directeur et cofondateur de l'OMNSH (Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines). Selon le psychologue et psychanalyste, spécialiste des usages du numériques et de l’addiction aux écrans, nous “mangeons” de la série pour nous sentir rassasiés, tout comme des bébés. Sauf que contrairement à nous, ces derniers finissent par accepter le fait de ne pas toujours l’être, donc le manque. Et aussi l’importance de manger doucement, pour bien digérer et se sentir bien. Quand nous ne semblons plus, nous adultes, tolérer le manque en matière de contenus audiovisuels / informationnels.
Or, nous vivons actuellement à l’ère de “l’hyperchoix” : nous avons à notre disposition de plus en plus de séries et de films sur les plateformes de streaming, peut-être trop. Le nombre de séries de fictions produites entre 2010 et aujourd’hui a presque triplé : plus de 1 500 sont produites actuellement chaque année dans le monde. Dans ce magma, ce flot ininterrompu de “contenus”, nous ne savons plus où donner de la tête, et nous en venons alors à “speed-watcher”. Dans ce cadre, explique Michael Stora, “nous sommes tous comme des bébés, avec des seins gratifiants qui sont d’ordre visuel. Il y a cette idée que, dans le cadre d’un choix trop important, si j’accélère je vais pouvoir tout ingurgiter.”
Notre capacité à faire des choix est aussi questionnée : “tout choix implique un deuil, de renoncer à quelque chose. Et tout ingurgiter, c’est d’une certaine manière, éviter de se retrouver à vivre l’expérience du manque”, observe Michael Stora. Pour le psychologue, “cela vient révéler à quel point beaucoup de nos contemporains n’ont pas vécu suffisamment l’expérience du manque. Qui quelque part va avoir un impact sur notre capacité à être seuls. Cela existait déjà avant : la télévision, l’image, a comme un pouvoir : celui de nous rassurer sur l’absence. Autrefois, tout le monde regardait la même série au même moment, et on se sentait moins seuls ainsi. Aujourd’hui, l’hyperchoix fait qu’on va plutôt jouer sur la quantité. Quitte à passer à la vitesse accélérée.”
Faire des choix est souvent difficile. Mais si une série ne vous plait finalement pas tant que cela, pourquoi ne pas arrêter de la regarder ? “Vous pouvez utiliser la fonction accélérée pour pouvoir dire que vous l’avez vue, ou vous dire que cette série ne vous convient pas, et passer à autre chose. Or, l’essor du speed-watching veut donc dire que certains, visiblement, en sont incapables”, assène encore Michael Stora.
C’est, au fond, un peu comme si l’on refusait de choisir. Alors que dans notre vie, nous sommes souvent obligés de faire des choix, de prendre des décisions. “Quitter le ventre de notre mère, passer du collège au lycée, sont des formes de séparation. Et il semblerait qu’il y a quelque chose de la séparation, qui est assez traumatique, et qui fait qu’on va devoir tout voir, par peur de manquer quelque chose”, analyse le psychologue.
Et l’on touche donc du doigt ce que les américains appellent le FOMO (fear of missing out), ou la peur de rater une information importante, au cœur d’un flux quasi infini. Sur Netflix et ailleurs, le FOMO se reflète ainsi dans une boulimie visuelle, une “connexionnite aiguë”, et une incapacité à décider de regarder autre chose quand cela ne nous plaît pas.
Selon Michael Stora, nous sommes en fait “prisonniers” de l’économie de l’attention : “Même s’il y a d’excellentes séries, à quel point la question de la quantité l’emporte-t-elle sur la qualité, tout comme l’image l’emporte sur notre capacité à penser les choses ? Une bonne série, c’est une série qui va nous permettre de penser. Or, on le voit bien sur Netflix : quand l’épisode est fini, le suivant apparait d’emblée. Ces fonctionnalités favorisent d’une certaine manière la captologie. Ce système qui consiste à repérer nos manques, afin de nous frustrer, et de nous garder le plus longtemps possible en ligne”.
Notre peur de l’ennui et notre impatience de plus en plus grandes ne sont pas nées avec Netflix. “Mais là, avec cette fonctionnalité de visionnage accéléré, au lieu de chercher à nous aider, on ne fait qu’appuyer sur ce qui va mal”.
Speed-watcher serait une façon pour nous de satisfaire notre besoin de combler le vide et “l’écrasement” d’un ennui de plus en plus difficile à gérer. En regardant un film en accéléré (ou au ralenti, précisons-le : il est aussi possible de passer en 0.5x ou 0.75x), nous pensons aussi que nous gardons ainsi un certain contrôle. Nous nous sentons “maîtres” de notre temps, capables d’en gagner en toute liberté. Même s’il s’agit d’un visionnage en mode “dégradé”, avec une qualité moindre et beaucoup moins de plaisir. “Si les gens ont besoin de regarder une série en X2, ce n’est pas parce qu’ils sont devenus des mutants capables de tout ingurgiter, mais parce qu’il s’agit pour eux d’une manière de se dire qu’ils maitrisent l’image et le tempo”, analyse Michael Stora.
Mais est-ce que le fait d’aller toujours plus vite ne risque pas de nous stresser davantage ? Jusqu’à provoquer un “burn-out” visuel ? Au contraire, estime le psychologue, qui est aussi cinéaste de formation : “pour certains, le stress vient du fait que ce soit trop lent”. Et l’on touche cette fois du doigt quelque chose qui semble bel et bien être générationnel. “Chez les jeunes, il y a aujourd’hui une sorte d’insupportation de la lenteur, qui peut renvoyer à l’évitement de l’ennui. Contrairement à leurs ainés qui ont été habitués à la contemplation et aux temps morts, les générations X et Y supportent de moins en moins la lenteur. Et ainsi, le speed-watching est un moyen pour eux de se sentir moins stressés”.
Mais cela ne revient-il pas à s’enfouir la tête dans le sable ? “C’est un peu comme la junk food, une nourriture que l’on mange assez rapidement et qui nous donne l’illusion d’avoir l’estomac bien rempli, alors que ce n’est pas le cas. Le temps, qui se raccourcit, qui passe plus vite, c’est dans l’esprit de certains la garantie de ne pas s’ennuyer”, observe Michael Stora. “Je déteste l’idée de stigmatiser toute une génération, car tous ne sont pas comme ça. Mais c’est un peu triste de se dire qu’il faut à tout prix éviter l’ennui, afin d’éviter de se retrouver, au fond, face à nous-mêmes, dans quelque chose d’hyper angoissant”, ajoute-t-il.
Notre vie est ainsi faite de moments où nous avons besoin de “penser les choses”, de réfléchir à ce qui nous arrive à un instant T. Or, le speed-watching nous conduit à emprunter le chemin inverse, tout comme notre tendance de plus en plus forte à lire en diagonale, ainsi que notre addiction aux écrans et notre incapacité croissante à décrocher.“Il y a quelque chose de très pulsionnel dans cette idée de consommer, c’est la pulsion qui l’emporte sur la capacité à baisser le niveau d’inquiétude. Et il faut savoir que l’addiction, c’est avant tout une manière de se défendre contre la dépression. Non, tous ceux qui accélèrent la vitesse de leur film ne sont pas dépressifs. Mais pour certains, quand la déprime est déjà là, ce bouton fonctionne comme un Prozac, un pansement. C’est une manière de soigner, mais sans aucun effet”, note Michael Stora.
Il y a quelques années, le psychologue estimait que notre addiction aux écrans cachait un malaise plus profond : selon lui, les smartphones et les réseaux sociaux nous permettent de nous sentir moins seuls, comme s’il s’agissait “d’une sorte de Prozac interactif”. Le speed-watching, dans ce cadre, ne serait donc finalement qu’un Prozac numérique de plus. Sans valeur thérapeutique à haute dose, et allant même jusqu’à nous empêcher de soigner nos problèmes, en nous empêchant de nous confronter à nous-mêmes.
Là, vous vous dites peut-être qu’il serait sans doute judicieux de prendre un peu son temps, et de ralentir. Pas en passant en 0.5x, juste en restant en 1x. Mais serons-nous, demain, capables de nous passer du speed-watching ? Car si cette pratique semble être générationnelle, elle semble aussi vouée à remodeler notre cerveau.
Selon une étude menée par des chercheurs de l’université d’Haifa, notre cerveau s’habitue très bien, sur le long terme, à entendre des dialogues et à visionner des vidéos en accéléré. Tout serait “une question d’habitude”, car il s’adapte en fait très vite. Mais comment, ensuite, si besoin, revenir en arrière ? Jeff Guo, le journaliste à l’origine du terme “speed-watching”, écrivait en 2016 qu’il utilisait cette fonctionnalité pour presque tout, depuis qu’il l’avait testée. Un peu comme une drogue. “Je ne peux plus regarder la télévision en temps réel. J’ai besoin de pouvoir faire défiler plus rapidement et de rembobiner, d’accélérer et de ralentir, d’être capable de morceler mon attention”, notait-il.
Il expliquait aussi avoir pris d’autres habitudes : “Je ne regarde plus de façon linéaire ; je fais souvent des allers-retours pour savourer les scènes complexes ou pour survoler les scènes lentes. En d'autres termes, je regarde une série ou un film comme je lis un livre. Je saute dans tous les sens. Je relis. Parfois, j'accélère. Parfois, je ralentis. Et j'avoue que le speed-watching a impacté mon sens de la réalité, d’une façon étrange. Je ne peux plus regarder la télévision en temps réel. Les salles de cinéma m’étouffent. J'ai besoin de pouvoir faire des avances rapides, des retours en arrière, des accélérations et des ralentissements, pour pouvoir concentrer mon attention là où elle est nécessaire.”
Le fait de regarder un épisode ou le passage d’un film en accéléré n’a rien de mal en soi. Mais quand cela devient une habitude, une pratique quotidienne, par contre, on prend le risque d’altérer nos capacités cognitives. Car tout comme la lecture en diagonale, favorisée par les écrans, a tendance à créer chez nous une nouvelle façon de lire, qui va jusqu’à nous rendre incapable de lire des livres ; le speed-watching pourrait très bien, à haute dose, nous empêcher de regarder quelque chose en vitesse “normale”. Tout en rendant, en parallèle, notre attention de plus en plus volatile ; et en augmentant toujours plus notre intolérance à la frustration, notre peur de l’ennui, et notre recherche de “pansements” à placer sur notre jambe de bois.
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