Emily Ratajkowski ne croit pas en Dieu. À l’âge de 6 ans, pourtant, allongée sur son lit, elle priait «pour être belle». Puis, la petite fille est devenue modèle, a posé pour des campagnes de pub, des séries de mode, créé une marque de lingerie… devenant une égérie. Sur Instagram, plus de 28 millions d’abonnés balayent quotidiennement l’écran de leur téléphone pour admirer ce corps et ce visage esthétiquement parfaits, dont elle a fait son métier. Emrata, c’est ainsi qu’on la connaît, publie ces jours-ci un livre intitulé My Body (1), traduit en français (Le Seuil). Par un soir d’hiver, pour un échange par Zoom, son visage tant scruté s’est affiché sur l’écran de l’ordinateur. Rencontre avec cette beauté exaucée.
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Madame Figaro. - Qu’est-ce qui déclenche, chez la mannequin de 30 ans que vous êtes, l’envie d’écrire ce livre, ces Mémoires en quelque sorte ?Emily Ratajkowski. - Je prenais des notes depuis un moment dans mon téléphone, sans penser que j’écrivais un livre. Je le faisais dans les moments où je ne travaillais pas, comme pour ranger mes idées et les scènes que je vivais. J’aimais bien ça, je le faisais pour moi, et à un moment donné, en relisant ces «saynètes», je me suis dit : «Peut-être devrais-je essayer de les publier ?» J’ai alors envoyé des messages à certains écrivains que j’appréciais, comme pour les sonder. Certains ne m’ont pas répondu, d’autres ne l’ont toujours pas fait d’ailleurs… (Rires.) Mais il y en a — comme l’essayiste américaine Ariel Levy — qui m’ont encouragée.
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Étiez-vous effrayée au moment d’appuyer sur le bouton ? De passer pour la top-modèle qui veut écrire ?Totalement ! J’avais sérieusement envisagé la possibilité d’être rejetée. Je me disais que dans ce cas, je continuerais de l’écrire pour moi et que ce serait cathartique. En fait, je m’étais préparée au pire !
Vous parlez de catharsis, avez-vous soigné des choses en écrivant ?J’ai surtout pris conscience des choses en les découvrant. En éditant et relisant le livre, c’est comme si je découvrais des pans de ma vie. Je me suis rendu compte que j’avais mis, dans mon expérience de top-modèle et ma vie de femme, des techniques pour survivre de manière heureuse dans ce milieu. Je dissociais complètement de l’état dans lequel je pouvais me trouver. Les images laissaient penser que j’avais pleinement confiance en moi, que j’étais dans le contrôle, et si j’allais moins bien, ça ne transparaissait pas. C’était presque une forme de déni. Mon éditrice m’a aussi permis cela à travers des conversations que nous avons eues. Il y avait notamment un court passage où j’évoquais un spa où je me sentais très bien parce qu’il n’y avait que des femmes, que je ne m’y sentais pas «évaluée». C’est elle qui a insisté sur ce terme et m’a permis de comprendre que cette question d’être «évaluée» était fondamentale chez moi.
Vous n’avez pas honte de vous montrer de manière peu flatteuse, comme lorsque vous vous retrouvez dans une villa à Coachella, en Californie, juste pour tenir compagnie à des hommes qui aiment être entourés…Cette honnêteté était très importante. Je devais être aussi dure avec moi-même que ceux qui allaient me lire pourraient l’être avec moi… Au début du processus, j’étais beaucoup plus dure avec moi, comme si je voulais me punir de quelque chose.
Vous punir de quoi ?Me punir de ces situations dans lesquelles j’ai pu me retrouver, en me mettant en insécurité avec des photographes, ou du fait que j’aime attirer l’attention. J’ai pu en avoir honte et me blâmer. Puis, au cours du processus, qui a été assez long, j’ai porté un regard un peu moins contrasté, je constatais que ma position était plus complexe, répondait à des jeux de pouvoir qui ne dépendaient pas de ma seule décision. À force, j’ai retiré un peu de cette autoflagellation.
Sur les réseaux sociaux, vous postez des photos de vous qui frôlent la perfection. Écrire ce livre n’était-ce pas une façon de montrer l’envers du décor, de dire : «Ce que vous voyez n’est pas la réalité, ou pas que la réalité» ?Absolument. Il m’est arrivé d’être extrêmement frustrée de ne pouvoir réagir à des polémiques autour de moi, de mon image et de mon parcours - comme lorsque j’ai dévoilé que j’avais été maltraitée par un photographe -, je devais aller sur Twitter pour répondre, expliquer. Je me sentais sans voix, sans la possibilité de documenter ma propre histoire. Et puis je voulais aussi montrer aux jeunes filles que cette image de perfection n’était pas qu’un chemin parsemé de roses. C’était un peu une façon de dire que toutes les femmes sont dans le même bateau !
Vous dites justement avoir été haïe par les femmes. Ce sentiment que les femmes sont dures entre elles n’est-il pas en train de changer à l’heure de la sororité prônée ?Je pense que cela s’arrange lorsque les femmes acceptent de se montrer vulnérables. Les rapports alors changent. Montrer sa vulnérabilité peut selon moi entraîner une révolution ! C’est un peu ce que j’ai essayé de faire avec ce livre. Aussi, je mets un point d’honneur désormais, lorsque je rencontre ou croise une de mes semblables, à ne pas la juger, à lui laisser le bénéfice du doute.
Vous avez donné naissance à un petit garçon - Syl, à qui vous dédiez ce livre -, et vous racontez ce moment étonnant de votre accouchement au cours duquel vous demandez un miroir pour observer votre corps évoluer pendant le travail…Quand vous donnez naissance à un enfant, il y a toujours cet instant où, autour de vous, quelqu’un dit : «On voit sa tête, on voit sa tête !» et vous, alors que vous poussez depuis parfois très longtemps, vous ne voyez strictement rien. Les salles de travail disposent de miroir pour ça. Beaucoup de femmes autour de moi l’ont fait. Alors je l’ai utilisé pour être pleinement consciente de ce qui se passait. C’est très courant aux États-Unis, même si ça peut vous paraître bizarre ici !
Les looks de Emily Ratajkowski enceinteVoir le diaporama13 photosLorsque vous avez su que ce serait un petit garçon, vous êtes-vous sentie soulagée de ne pas avoir eu une fille avec tout ce que cela comportait ?Un peu oui, même si pendant un temps j’espérais avoir une fille. J’ai donc beaucoup réfléchi à ces questions, à la façon dont je l’éduquerais. Si un jour j’en avais une, je ne lui dirai jamais ce qu’elle doit faire ou ne pas faire. À la place, j’aimerais lui expliquer au mieux le monde tel qu’il est, lui permettre de comprendre les dynamiques de pouvoir entre les hommes et les femmes, lui dresser l’état des lieux le plus vaste pour qu’elle puisse savoir comment faire quand on est une femme, quand on est jolie. Par-dessus tout, je lui ferais comprendre que la beauté n’est pas la seule façon d’avoir du pouvoir. Mais, paradoxalement, je ne l’empêcherai jamais de devenir mannequin parce que grâce à mon travail, j’ai eu du succès, une sécurité financière et une indépendance.
Vous évoquez la beauté de votre mère et le fait que ce critère comptait beaucoup pour elle. Auriez-vous été différente si ça n’avait pas été le cas ?Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’à l’âge de 6 ans, je priais pour être belle. J’aurais pu prier pour être intelligente, avoir plein d’amis ou un million d’autres choses, mais non : je priais dans ma tête pour être belle, car selon moi, c’était ce qui allait me rendre heureuse dans ma vie.
Puisque vous avez ouvert les yeux avec un certain recul sur le milieu dans lequel vous avez évolué, n’est-ce pas difficile d’en jouer le jeu ? De faire la mannequin à nouveau ?Non, parce que j’ai trouvé des moyens d’avoir le contrôle sur mon métier, que ce contrôle me permet de me sentir mieux. Et partager mon expérience en fait partie. Néanmoins, sur les rapports humains de manière générale, il est plus difficile de mettre un couvercle sur ma lucidité. Quand mes amies me racontent leurs premiers rendez-vous amoureux, par exemple, je vois tout de suite des dynamiques qu’elles ne voient pas et qu’elles n’ont d’ailleurs pas forcément envie que je leur mette sous le nez, mais je ne peux pas m’en empêcher !
Comment a réagi le monde de la mode et du mannequinat, que vous égratignez un peu au passage ?Plusieurs photographes et designers ont apprécié que quelqu’un de l’intérieur parle de la complexité d’un milieu, des sentiments mêlés qu’ils et elles ont pu avoir aussi. Mais je dois dire que ce qui m’a le plus comblée, c’est de recevoir des messages de jeunes filles, de jeunes femmes, issues d’autres univers que le mien et qui pouvaient avoir rencontré les mêmes interrogations, les mêmes complexes, les mêmes situations gênantes, je crois qu’elles ont aimé entendre ça venant de moi.
Dans le livre, vous racontez la réaction de surprise d’un homme lorsque vous dites vouloir changer des choses chez vous, est-ce vraiment le cas ?Bien sûr, il m’est arrivé dans ma vie de vouloir changer des éléments de mon apparence physique. La question n’est pas de savoir à quoi on ressemble car quand vous vous regardez dans la glace, vous ne voyez pas ce que les autres voient. Et je peux vous dire que quand vous êtes mannequin, vous passez beaucoup de temps à vous regarder. Moi, par exemple, je suis aujourd’hui quasiment incapable de dire si une photo de moi est bonne ou non. Toutes les femmes aimeraient avoir un plus petit nez, des plus longues jambes, ou un plus grand nez et des jambes moins grandes. C’est pour ça que l’industrie de la beauté est un marché considérable !
Vous sortez d’une période de promotion et rentrez d’une tournée en Europe pour parler de My Body. Quel métier est le plus fatigant écrivain ou mannequin ?Mannequin ! Car parler de mon livre est beaucoup plus galvanisant et gratifiant pour moi, ça me nourrit davantage d’échanger sur mon texte que de poser devant un objectif. Il n’y a qu’un seul bémol : là, tout de suite, je ne peux plus supporter d’entendre ma propre voix !
(1) My Body, d’Emily Ratajkowski, Éditions du Seuil, 272 pages, 19 €.
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