Édouard Baer réunit une table de choix dans Adieu Paris. Dans cette comédie avec laquelle le comédien passe à nouveau derrière la caméra après Ouvert la nuit, un groupe d’artistes se réunit à La Closerie des Lilas pour récompenser celui d’entre eux ayant été le plus inactif au cours de l’année.
Se réjouissant d’être intégré à ce groupe composé notamment de Pierre Arditi, Daniel Prévost, Bernard Le Coq, Jackie Berroyer, Bernard Murat et François Damiens, Benoît Poelvoorde déchante lorsqu’il est froidement accueilli dans le restaurant, sans comprendre pourquoi. Mais hors de question pour l’acteur de repartir la queue entre les jambes. Assis au bar, le comédien va observer un repas marqué par de nombreuses saillies hilarantes, mais au cours duquel l’amertume éclipse peu à peu la joie des retrouvailles.
À l’occasion de la sortie du long-métrage, Édouard Baer et Benoît Poelvoorde ont accepté de répondre nos questions. Une rencontre aussi drôle que passionnante axée sur l’art de la conversation ainsi que le plaisir de se retrouver, et marquée par quelques digressions sur le jambon et le fromage de tête.
Édouard Baer : Je n’ai pas tellement Benoît dans ma vie professionnelle parce que je le vois plus dans la vie, donc professionnellement je ne le situe pas trop. On n’a pas tellement de liens professionnels, il a réussi à échapper à ma carrière. (Rires) Et j’ai admiré la sienne. Moi je voudrais faire des trucs avec Benoît tout le temps, mais là, pas forcément. Mais je me suis dit : "Qui est-ce qui à lui tout seul peut être une contre-proposition face à quinze personnes ?"
Benoît Poelvoorde : Pour le personnage, il fallait quand même un type où on puisse, j’imagine hein, où on se dit qu’il a dû faire un truc épouvantable.
E. B. : Ah oui aussi ! Mais c’était pas tellement ça. C’était vraiment… C’est comme dans les road movies, quand on est en bagnole, il y a un mec qui conduit seul, pour que le film tienne il faut qu’on ait envie d’être à côté de lui. Il y a peu d’acteurs, de gens dans la vie, où vous vous dites : "Même en silence, je suis bien avec lui. Et je préfère être là plutôt qu’à la fête à côté". Alors moi, c’est vrai que s’il y a une fête et que je sais qu’il y a Poelvoorde au bar à l’hôtel, je suis pas sûr de rester longtemps à la fête. C’est une fête à lui tout seul Benoît ! J’aime bien cette expression de Jean d’Ormesson : "Une fête en larmes".
B. P. : Non, c’est mon agent qui s’est inscrit en faux ! (Rires) Mon agent a dit : "Vous trouvez que c’est une bonne idée, il est en train d’essayer de s’en sortir et vous lui collez ces scènes-là ?" Tu vois ? C’est un petit peu comme mettre un eunuque dans une "soirée DSK". (Rires) Je lui ai dit (à Édouard Baer) : "Vraiment, tu veux me mettre à l’épreuve ? Et en plus à La Closerie des Lilas, endroit que je rêvais de fréquenter un jour dans ma vie".
Ce qui m’a fait rire, c’est que, quand il me l’a proposé, il m’en parlait de manière assez aérienne. Il te donne des touches. Il te dit : "Voilà, je vais faire un film avec des générations…" Je ne sais pas très bien ce qu’il va faire mais mon accord, il l’a d’ores et déjà.
B. P. : Il y avait une épreuve qui se livrait à moi. Je lui ai dit : "Je vais te faire l’acteur plan de coupe, qui va te permettre de sortir un peu partout". Ce qui est emmerdant, c’est que je suis le seul à jouer mon propre personnage. Donc j’ai dit : "Pourquoi mon propre personnage alors que les autres jouent d’autres caractères ?" Mais après, j’ai compris, parce que je fais plus que plan de coupe, c’est-à-dire…
E. B. (coupant Benoît Poelvoorde) : C’est une contre-proposition, c’est un contre-dîner à lui tout seul. Si ça n’avait pas été Benoît, je n’aurais pas pu aller dans le plein, j’aurais pris quelqu’un, comme un trou noir. J’aurais mis une légende, genre Jacques Dutronc au bar, seul. Benoît, à un moment, quand il est seul au bar, on peut filmer ses pensées, ses effondrements, ses remontées, ses enthousiasmes… Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais c’est dingue.
E. B. : Ce truc que j’aime bien, c’est de filmer autant les écoutes que les prises de parole. Souvent, dans les comédies, quand on a une punchline, une bonne phrase, c’est évident qu’on mette la caméra sur le mec quand il la dit. Moi j’adore voir celui qui la reçoit, celui qui ne l’écoute pas. À huit, il y a tout ! Il y a celui qui est jaloux de celle qui vient d’être prononcée, il y a celui qui rit vraiment à la blague, il y a celui qui est éventuellement en train de texter ou de s’endormir. Je pense qu’il y a ce qu’on appelle des punchlines, enfin des bonnes phrases, et puis il y a aussi des réactions. C’est comme dans la vie, quand quelqu’un dit une bonne phrase, on n’est pas forcément très contents.
E. B. : Oui bien sûr ! Alors d’abord moi ce que j’aime bien, c’est quand on montre le film à des gens, et qu’ils nous disent : "Ah bah tiens, moi ça me rappelle…" C’est à l’adolescence qu’on fait des bandes. Il y a des bandes d’ados, ensuite des bandes de jeunes adultes. Les trucs masculins, c’est plus à l’adolescence quand on a peur de l’ennemi, des femmes. (Rires)
Puis après, il y a des bandes sociales. Il y a beaucoup beaucoup de clubs masculins autour d’un centre d’intérêt. Le fromage de tête… (Rires)
B. P. : Bah, n’ayons pas peur ! Au moment où nous sommes installés… (Il se penche pour récupérer un papier posé sur la table, repris à la volée par Édouard Baer)
E. B. : Je suis ambassadeur du Jambon Noir de Bigorre. Mais ça c’est mixte, il y a des hommes et des femmes.
B. P. : Je trouve ça merveilleux ! J’étais jaloux, je l’ai vu sur sa table !
E. B. : Mais oui, on en rêvait ! Cette bande est issue du Conservatoire. D’ailleurs c’est marrant, parce qu’il y a autant de femmes et l’histoire l’a occulté. Parce qu’il y a Françoise Fabian qui est issue du Conservatoire. Vouloir en faire partie, oui ! On veut toujours faire partie de la bande, c’est une phrase de cour de récré.
B. P. : Si je peux me permettre, dans le choix de tes acteurs, que tu prennes Daniel (Prévost), que tu prennes (Pierre) Arditi, tout ça, il y a ce goût du verbe qui t’appartient, que tu transmets. D’abord ça fait penser à (Bertrand) Blier. Tout de suite Blier nous rappelle les grands moments de panache de ces grands acteurs qui avaient une sorte d’art de l’oral, qui est quand même assez génial. En dehors de la bande, il y a aussi toute l’histoire du plaisir des acteurs gouailleurs, bavards, autour de la bouffe.
B. P. : Même pas une préface ! Même pas un commentaire ! À notre époque, je trouve que l’intitulé est hallucinant ! C’est toujours le même qui gagne, celui qui ne fait STRICTEMENT rien. Rendre un prix à quelqu’un qui doit prouver qu’il n’a rien fait, là il faut quand même reconnaître que dans ton écriture parce que c’est très écrit, il y a un art de la parole et du discours de l’acteur qui est absolument jubilatoire. C’est la raison pour laquelle tous ces acteurs ont accepté de travailler avec toi en quinze jours, pendant un Covid. Ils l’ont d’ailleurs chopé. (Rires)
E. B. : C’est vrai que dans ce truc du verbe, c’est des gens qui se cooptent comme ça. C’est pas fermé, c’est pas juste les plus riches, ou le club de ceux qui se connaissent depuis trente ans, ou le club des patrons. Il y a un côté western. C’est si tu peux résister, c’est un rodéo ! Tiens sur ce cheval et ce cheval, c’est la conversation, c’est la vanne. Si t’as de l’esprit, tu tiens. Ça c’est un truc, quand on était gamins, on voyait des tables comme ça, moi je voyais des tables dans des endroits à la mode… Putain on voyait du beau verbe, des mecs qui s’envoyaient des vannes. Si on s’avance, OK, il faut tenir, ça va bouger, ça va secouer parce qu’ils vont t’en envoyer des sévères.
Et je pense que les acteurs, c’est pareil. Les gens qui voulaient tourner avec (Jean) Gabin et (Bernard) Blier, il paraît que c’était un massacre. Ensuite ça a été la génération d’après. Je pense qu’à un moment (Gérard) Depardieu, s’il t’a dans le nez, il faut tenir la vanne quoi ! Après, les gens sont devenus plus gentils, la génération d’après. Mais les récits de tournage, il fallait faire ses armes quoi !
B. P. : Il n’y a rien de plus lassant que des gens qui ont le verbe facile et qui font des espèces de conflits de comiques. Parce que ça c’est insupportable. C’est-à-dire les concours de bites, tu te dis assez vite, ça se limite assez rapidement. Il faut que ça appartienne au plaisir de partager et de monter sur une vanne. Ce qui est du bien parler hein, comme Les Grosses Têtes. Toutes ces choses-là ont encore énormément de succès en France. Ça fait partie de la culture française, l’art de la conversation.
E. B. : Ce qui est juste sur ce que tu dis sur les acteurs, c’est que les personnages du film sont cruels, sont méchants. Mais les acteurs qui les jouent sont extrêmement clients des autres. J’ai gardé un fou rire d’Arditi. Un fou rire qu’il a tellement il était enchanté, je sais plus, par (Bernard) Le Coq. Il y avait un jeu entre eux sur le tournage. Pareil le tien d’ailleurs, avec François (Damiens).
B. P. : J’en ai eu beaucoup avec François ! Mais par exemple François, c’est le plus jeune dans le groupe, ce qui était assez difficile. Au départ c’était Arno qui devait le faire mais il était très malade. Je suis très ami avec François, comme Édouard d’ailleurs, et je lui ai dit : "C’est difficile pour toi, tu es le plus jeune à table. Donc tu vas devoir exister". Et ça, je trouve que c’est quand même un grand talent d’Édouard, c’est qu’il a réussi… C’est comme la serveuse jouée par Sigrid Bouaziz, je la trouve exceptionnelle parce qu’elle n’en fait jamais trop. Donc il y a quand même un truc qui se mélange alors qu’elle ne fait pas partie du groupe.
B. P. : Il faut quand même imaginer, ça a quand même été tourné en quinze jours. Après tu rajoutes une semaine où tu as fait tes extérieurs. Donc, quinze jours, tu te dis, on a La Closerie et puis on l’aura plus, c’est quand même une gageure. Moi je me rappelle la première journée quand on est arrivés dans La Closerie, il faut imaginer, tu as tous ces vieux coqs qui arrivent. Moi j’avais jamais rencontré Arditi, j’avais jamais rencontré Daniel Prévost, j’avais jamais rencontré Bernard Le Coq.
E. B. : C’était magnifique. Eux, ils étaient fous d’être avec lui. (Il pointe Benoît Poelvoorde du doigt)
B. P. : Quand Édouard a fait la première mise en place des dialogues, je me suis dit : "Dans quoi il s’est fourré ?!" Parce que tout le monde vient avec un peu ses armures de protection. Bon moi j’avais un camarade, j’avais François. Mais après une heure, c’était fini !
E. B. : Tu attires ça aussi. Jean-François Stévenin était fou de Benoît. Dès que ça ne tournait pas, que ça coupait, il allait le voir Benoît. Benoît, pour ces gens-là, ça rappelle quand les gens nous racontent des âges d’or, ils admettent que c’est aujourd’hui aussi et qu’il y en aura un autre après. Faut pas croire que le truc est mort.
B. P. : Édouard avait peur que je fasse boire Jean-François. Il disait : "Ne t’approche pas trop de Ben parce qu’il va te faire boire". Je lui disais : "Mais pas du tout ! Il est assez grand pour dire non !"
E. B. : Bien sûr que non, on n’est jamais assez grand pour dire non. Personne au monde.
B. P. : Il nous a malheureusement quittés. Mais on s’est bien amusés.
E. B. : Ah bah c’est plus simple d’être malheureux, ça c’est sûr ! C’est plus simple à un moment, en vieillissant, de se dire : "Ah bah ça je connais le malheur, mais au moins je connais, donc j’y reste". C’est plus simple que de décider de tout recommencer, de tout remettre en cause, d’y retourner, d’insister.
B. P. : À mes yeux, je trouve quand même le film plein d’espoir. La question de savoir si ça vaut la peine de se réunir encore, moi j’ai tendance à être plus optimiste. D’avoir choisi Gérard pour dire ça, je ne sais même pas s’il l’a fait consciemment mais c’est littéralement Gérard. Pour avoir beaucoup tourné avec lui, je peux dire que c’est ça. Alors qu’on sait que Gérard est quelqu’un de bon joueur, de très généreux, c’est vrai que parfois dans sa vie, il a tendance à dire : "À quoi bon ?"
Mais je pense que quand Édouard me met à la fin, enfin je vais pas dévoiler tout le film, et qu’Arditi qui est quand même ma teigne et n’arrête pas de me taper dessus vient quand même à mes côtés et dit : "Il ne tient qu’à nous de refaire quelque chose", c’est une renaissance, comme en peinture, comme en art, comme en tout. Nous repartons vers quelque chose de nouveau. C’est pas Adieu Paris, c’est Bonjour Paris.
Adieu Paris, en salle le 26 janvier 2022. Ci-dessus la bande-annonce.
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