Les messages sont arrivés par dizaines. Certains annonçaient un arrêt de la climatisation, et donc l’autorisation du port du short, une réduction des horaires d’ouverture, voire une fermeture totale jusqu’à nouvel ordre. D’autres, aussi, indiquaient les horaires de fonctionnement des groupes électrogènes assortis d’une invitation à quiconque serait au bout de sa ou ses batteries, à venir recharger gratuitement un téléphone ou un ordinateur.
Banques, commerces, restaurants, centres commerciaux, boulangeries, centres éducatifs, bars,… Déjà très mal en point depuis des mois, dans un contexte de crise aiguë, commerçants et entrepreneurs sont à bout de souffle depuis que, mercredi dernier, le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, a décrété la levée immédiate des subventions sur le carburant. Une décision depuis suspendue par un jeu politique assassin qui a précipité le pays dans une nouvelle spirale infernale, dont le paroxysme a été l’explosion d’une citerne de mazout qui a fait au moins 29 morts et des dizaines de blessés ce week-end au Akkar.
« En raison d’un manque de carburant et des coupures d’électricité… » C’est ainsi que débutent, depuis jeudi dernier, les messages diffusés par nombre de commerces et d’entreprises, notamment sur les réseaux sociaux. Ils s’achèvent la plupart du temps sur l’annonce d’une fermeture qui prend de court étudiants, employés ou clients de passage, lesquels, faute de courant chez eux, cherchaient refuge, depuis plusieurs jours déjà, dans les établissements accueillant du public.
Les prémices de ce black-out s’étaient manifestées il y a des semaines déjà, après que la pénurie de mazout a forcé nombre de propriétaires de générateurs à éteindre leurs machines, plongeant les Libanais dans le noir.
Officiellement illégaux, les générateurs privés sont pourtant devenus le seul rempart contre un black-out total face à l’inaptitude du fournisseur d’État, Électricité du Liban (EDL), à remplir ses fonctions. Avec un approvisionnement maximum de « 750 mégawatts (MW) », selon une récente déclaration du ministre sortant de l’Énergie, Raymond Ghajar, contre une demande dépassant les 3 000 MW en cette saison estivale, EDL est grosso modo aux abonnés absents depuis plusieurs semaines. Dimanche soir, le fournisseur public a d’ailleurs informé d’un black-out total suite à sa perte de contrôle de certaines stations de transfert (voir par ailleurs).
De plus, l’importation de fuel irakien récemment négociée par les autorités se trouve toujours engluée dans une paperasse administrative devant durer « un mois », selon le ministre, en sus du fait que ce fuel n’est pas exploitable directement en raison de sa teneur élevée en soufre.
Alors, dans ce contexte, le pays s’éteint, les rues se vident et les commerces luttent pour leur survie, à l’image d’une nation entière qui suffoque.
La bataille est lancée
C’est à la lueur des bougies que l’hôtel-resto-bar Lost, situé à Gemmayzé (Beyrouth), a choisi de rester ouvert, servant quelques clients audacieux. « La situation peut être qualifiée de dramatique », lance d’emblée le propriétaire, Michel Abchee. « Nous avons réduit notre carte, ne proposant plus au menu que des plats dont les aliments peuvent supporter une coupure de deux heures maximum ou nécessitent un refroidissement moindre que d’autres », explique-t-il. La chaîne du froid, c’est l’obsession de Michel Abchee, dont le groupe est aussi propriétaire du centre commercial City Mall, fermé depuis samedi. « Il faut à tout prix assurer la chaîne du froid. Nous avons gardé suffisamment de mazout pour les réfrigérateurs des restaurants du centre commercial, en plus de ceux du supermarché Carrefour et du centre de vaccination de la Croix-Rouge qui s’y trouvent et qui sont les deux derniers encore en activité », précise-t-il.
Rester ouvert, assurer la chaîne du froid à un coût désormais « exorbitant », celui du mazout que, faute d’alternative, de plus en plus d’entrepreneurs et de commerçants doivent se procurer sur le marché noir.
« Je consomme 360 litres de fuel par jour que je suis désormais contrainte de chercher sur le marché noir où la tonne se vend entre 20 et 25 millions de livres libanaises », explique Aline Kamakian, la propriétaire du restaurant arménien Mayrig situé dans le même quartier. Une somme effarante alors que, selon les derniers tarifs officiels fixés mercredi dernier par le ministère de l’Énergie, cette même tonne devrait coûter 1,17 million de livres. Le surcoût n’est pas seulement financier, il se compte aussi en énergie et en temps consacrés à la recherche de mazout.
Fortement touchés par la double explosion du 4 août 2020, le restaurant et ses employés se sont relevés et travaillent encore d’arrache-pied pour affronter cette nouvelle crise. « Nous sommes bloqués par nos leaders qui veulent nous mettre à genoux pour qu’en fin de compte, nous disions oui à tout », analyse-t-elle. « Mais ça, je le refuse. Ensemble, nous pourrons créer un mouvement », ajoute-t-elle.
Face à la crise, face aux atteintes répétées à la dignité des Libanais, Aline Kamakian a sorti, ce week-end, la carte de la solidarité en offrant samedi la possibilité à quiconque d’utiliser l’électricité fournie par le générateur de son restaurant, sans obligation de consommation. Son message, diffusé sur les réseaux sociaux, a eu un effet boule de neige, incitant d’autres commerçants et restaurateurs à faire de même. Son initiative a également fait mouche auprès de la population. Certains designers travaillant pour l’étranger ont même appelé pour demander s’ils pouvaient venir avec leurs ordinateurs fixes, raconte-t-elle, détaillant avoir dû « ajouter des rallonges électriques ». Au même moment, le bar accolé à son restaurant décidait de fermer faute de mazout. C’est sans hésiter qu’Aline Kamakian lui a offert d’utiliser le groupe électrogène de Mayrig. « Si nous devons fermer, nous fermerons ensemble », lui a-t-elle dit, déterminée à faire en sorte que cela n’arrive pas, ni pour eux ni pour les autres.
Une question de survieC’est une lutte collective pour leur survie immédiate que mènent désormais toutes les entreprises du pays. À Saïda, au Liban-Sud, le centre d’éducation spécialisée Ringlet a « temporairement » fermé ses portes vendredi. « Cela fait un mois que nous bataillons pour trouver des solutions au rationnement d’électricité », explique la propriétaire et directrice, Rawane Affara. « Nous partageons le bâtiment avec des centres médicaux, donc nous étions en quelque sorte rassurés. Mais la situation a empiré, et les coupures se sont faites plus fréquentes et plus longues, jusqu’à même ne plus pouvoir brancher un ventilateur. » Fin juillet, elle reçoit une facture d’électricité d’un million de livres « pour du courant dont nous n’avons pas vu la couleur ! ». Dans de telles conditions, travailler devient un véritable calvaire pour les professeurs et les élèves du centre. « Des parents m’appelaient pour annuler les sessions car leurs enfants ne supportaient plus la chaleur et, surtout, certaines maisons n’avaient plus d’eau et des familles n’arrivaient pas à maintenir l’hygiène de leurs enfants », raconte-t-elle.
Ouvert en juin 2019, le centre a fleuri dans une région défavorisée du pays, et ce malgré le début des crises au Liban. Une victoire pour la jeune femme qui a lancé une plateforme éducationnelle juste avant le premier confinement décrété par les autorités en mars 2020 pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Un recours au numérique devenu indispensable pour assurer un enseignement en ligne mais qui est, lui aussi, mis en danger aujourd’hui en raison des coupures d’électricité et d’internet. « On recharge le quota de données mobiles des téléphones de nos professeurs deux fois par semaine pour qu’ils puissent continuer à donner les cours en ligne et utiliser la plateforme sans électricité. Mais quid des élèves ? » s’interroge-t-elle. « À chaque fois que nous trouvons une solution, elle devient caduque le lendemain, balayée par un nouveau problème », soupire-t-elle. Malgré l’accumulation de crises, de plus en plus violentes, « nous n’arrêterons pas de tenter de trouver des solutions, car tout repose sur nos épaules dans un pays où l’État est absent », conclut-elle.
À quelques encablures du centre de la ville, le café Blend a plus de chance. « Pour le moment, le propriétaire de notre générateur n’a pas encore effectué de coupures, et je pense qu’il est le seul à Saïda dans ce cas », annonce le propriétaire, Firas Naffaa. Une chance qui n’est pas due au hasard pour autant : « Je lui ai effectué un paiement en avance pour le mois d’août de 15 millions de livres pour ça, mais que réclamera-t-il le mois prochain ? » Tandis que la situation actuelle plonge dans l’inconnu tous les entrepreneurs libanais et que les différences se creusent aussi en fonction des régions. De fait, Firas Naffaa est également propriétaire des trois magasins Coffee Firas Naffaa, tous situés dans le sud du pays. Les branches de Nabatiyé et de Tyr ne fonctionnent que deux à trois heures par jour en fonction du maxima reçu en courant, tandis que celle de Saïda possède son propre générateur pour lequel Firas Naffaa débourse, pour le moment, 300 000 livres pour 20 litres de mazout sur le marché noir, soit près de cinq fois le prix officiel.
Un décor morbideNon seulement les coupures se font de manière totalement aléatoire en fonction de facteurs contrôlables ou non (possibilité de paiement, pénurie de mazout, honnêteté des propriétaires de générateur, etc.), mais les prix changent et se négocient selon les mêmes critères, autant pour le carburant que pour le mazout, que cela soit sur le marché noir ou auprès des stations-service.
Ainsi, dans la Békaa, « chaque station fait ce qu’elle veut », rapporte notre correspondante sur place, Sarah Abdallah. Si la grande majorité des stations-service sont fermées, par épuisement des stocks ou peur de conflits avec les clients, d’autres vendent du carburant plus cher qu’aux tarifs fixés par le ministère mais inférieurs à ceux du marché noir où, vendredi, les 20 litres d’essence s’y échangeaient contre 340 000 livres.
Dans la capitale régionale Zahlé, le prestataire Électricité de Zahlé (EDZ) n’échappe pas aux pénuries et peine à combler les déficits d’EDL. Plusieurs restaurants ont ainsi momentanément fermé leurs portes avant de les rouvrir en augmentant tous leurs prix, a rapporté à Sarah Abdallah un habitant de la région. Un boucher de la ville raconte, lui, ne plus ouvrir son échoppe que lorsqu’il reçoit du courant, informant chaque jour ses clients de ses horaires. Toujours dans la Békaa, au Hermel, une habitante explique que les frigidaires, tous à l’arrêt dans les commerces, ne font plus office que de « décor ». « La vie des gens a complètement changé », lâche-t-elle.
Là où le black-out est loin d’être une nouveauté, c’est à Tripoli (Liban-Nord), ville la plus pauvre du pays. « Les circonstances à Tripoli sont encore plus compliquées car la ville a longtemps été délaissée par les investisseurs malgré son potentiel », explique Toufic Dabboussi, président de la Chambre de commerce de Tripoli et du Liban-Nord. Avant ce nouveau développement dans la crise, « une large majorité des entreprises de la ville et de ses environs avaient déjà soit fait faillite, soit fermé temporairement dans l’attente de voir comment la situation allait évoluer », détaille-t-il. « Les derniers développements concernant le prix et la disponibilité du carburant ont forcé beaucoup de boulangeries, de snacks et de restaurants à fermer ou à limiter leur activité au maximum en calquant leurs horaires d’ouverture sur ceux de leur approvisionnement en électricité. D’autres se limitent aux commandes des clients réguliers – dont les hôpitaux – qu’ils ont à servir », ajoute-t-il. En plus des entreprises commerciales, les administrations étatiques sont aussi touchées par la pénurie de mazout et le manque, voire tout bonnement l’absence, d’électricité, « bloquant en aval toutes les procédures qui passent par elles », poursuit le président.
Demain, le ministère de l’Énergie publiera les nouveaux prix des carburants, y compris ceux du mazout servant à faire tourner les groupes électrogènes. Si la BDL et ce ministère sont parvenus samedi à un accord selon lequel les sociétés importatrices doivent vendre leurs stocks de carburant déjà importé au taux subventionné de 3 900 livres le dollar, ce qui devrait permettre aux stations de reprendre la vente, cette solution n’est que temporaire. Une levée totale, ou presque, des subventions sur le carburant risque d’en faire exploser les prix de plus de 300 %, si l’on considère le taux quotidien de la plateforme officielle d’échange Sayrafa à 17 500 livres pour un dollar vendredi. Taux dont le gouverneur de la BDL, Riad Salamé, a indiqué qu’il serait utilisé pour vendre des dollars aux importateurs de carburant.
« Quoi qu’il en soit, compte tenu de la dévaluation brutale de la livre libanaise et de la baisse d’activité liée à la crise, beaucoup de sociétés préfèrent fermer plutôt que d’ouvrir pour perdre de l’argent », souligne Toufic Daboussi. Et ce si seulement elles en ont même encore la possibilité.
Après un week-end dantesque, une nouvelle semaine s’est ouverte que commerçants et entrepreneurs n’ont d’autre choix que d’aborder au jour le jour, dans l’attente désespérée d’apercevoir ne serait-ce qu’une lueur au bout de ce tunnel vers l’enfer qu’est devenu le Liban.
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