Apple entretient un rapport singulier avec la publicité, qui va à rebours d'une règle qui voudrait qu'une marque mondiale doive impérativement adapter voire transformer son message pour coller à la culture de chacun de ses nombreux marchés.« Apple ne vend plus seulement un produit, elle vend un phénomène mondial » | MacGeneration « Apple ne vend plus seulement un produit, elle vend un phénomène mondial » | MacGeneration

À la place, Apple diffuse un même message et des images identiques partout dans le monde. Cette politique souffre toutefois de quelques exceptions ici ou là. Comme tous les écarts, ils sont rares et doivent être justifiés, comme nous l'a expliqué Ken Segall, un publicitaire qui a longtemps travaillé auprès de Steve Jobs. Le patron d'Apple avait une idée bien précise de ce qu'il voulait pour la communication de son entreprise et sur la manière dont la création marketing devait fonctionner. Depuis sa disparition cette politique reste de mise, mais des choses ont changé dans l'organisation.

Aujourd'hui, Apple communique encore plus et plus souvent. D'abord parce que son portefeuille de produits s'est agrandi et diversifié. Si l'on prend une comparaison sur dix ans, à l'époque elle avait un seul iPhone contre cinq gammes actuellement, pas d'iPad, pas de Pencil, pas d'Apple Watch, pas d'AirPods, pas de HomePod, pas de Siri, pas de Face ID, pas d'Animojis, pas d'Apple Pay… Des thèmes plus ou moins forts mais qui ont tous été l'occasion de les promouvoir au travers d'une ou plusieurs publicités.

Il faudrait citer aussi quelques clips sur des sujets périphériques comme l'environnement et le mariage gay, ou ses traditionnelles pubs de Noël, celles aussi conçues pour le nouvel an chinois ou ses longs films montrés en ouverture de tous ses keynotes (septembre 2014, WWDC 2017, septembre 2017 ou WWDC 2018, par exemple). Dernier exemple de ces campagnes qui surfent sur l'actualité, la Coupe du monde de football qui est l'occasion, depuis deux éditions au moins, de parler subrepticement de l'iPhone.

1 produit, 1 message

Avant de parler des exceptions, il convient de rappeler la règle générale que l'on pourrait résumer par « 1 produit, 1 message ». Ken Segall a travaillé comme directeur de la création dans une division de la grande agence de publicité TBWA\Chiat\Day — la pub 1984, la campagne Think Different, le lancement de l'iMac avec son « i » qui sera réutilisé jusqu'à plus soif, la campagne Get a Mac, les silhouettes de l'iPod, etc. Il fut le lien entre Jobs et les équipes de créatifs de l'agence. Il avait par ailleurs déjà travaillé pour Jobs du temps de NeXT. Outre son blog , il est l'auteur de l'ouvrage Apple : le secret d'une incroyable réussite, paru en 2012.

Dans un échange de mail il nous a longuement expliqué pourquoi Steve Jobs avait décidé de prendre le contre-pied de ce qui se pratiquait ailleurs, chez les autres publicitaires travaillant pour de grands groupes. Lorsque Jobs revient chez Apple, tout est à refaire ou presque et il garde les cicatrices de son départ forcé :

Jobs avait noué une amitié solide avec Lee Clow, chez TBWA\Chiat\Day, qui avait réalisé 1984 pour le premier Macintosh. De retour chez Apple, Jobs se sépare de l'agence qu'avait choisie son prédécesseur et il remet TBWA\Chiat\Day en selle : « Steve avait confiance dans l'agence et dans ses options (même si les débats internes pouvaient être animés !) »

« Apple ne vend plus seulement un produit, elle vend un phénomène mondial » | MacGeneration

L'agence persuada Jobs de centraliser le développement des campagnes de publicité, en opposition à ce que faisaient beaucoup d'autres marques globales qui accordaient plus d'autonomie à leurs agences locales, au prétexte qu'elles seraient plus aptes à développer un marketing taillé sur mesure pour leurs pays respectifs :

Le fonctionnement était pyramidal, réflexions et création par une petite équipe américaine puis large diffusion ensuite à travers le monde : « Steve n'était pas intéressé par complètement modifier le message marketing pour chacun des pays, parce qu'il pensait qu'un bon produit transcende cette nécessité » poursuit Ken Segall. « Surtout, la marque Apple était le capital le plus important de l'entreprise — et il ne voulait pas le diluer en fragmentant le marketing. »

Le choix de frapper chacun des produits d'un « Designed by Apple in California » procédait de cette volonté de différencier le matériel Apple des autres marques, de lui appliquer une patine empreinte de cette singularité de la côte ouest, à défaut de pouvoir inscrire qu'il était fabriqué en Californie : « Steve a toujours estimé qu'Apple était une entreprise globale, et que "l'Apple Way" avait un fort pouvoir d'attraction partout dans le monde » (lire aussi : « Designed by Apple in California », une campagne de 30 ans).

« Certains patrons refuseraient immédiatement l'idée d'une campagne qui ne peut être déployée à l'international », explique à son tour Ken Segall, qui souligne l'ouverture d'esprit de Jobs dès l'instant où le jeu en valait la chandelle :

Le credo était que « le concept devait rester le même, mais chaque pays était encouragé à faire preuve d'imagination dans sa mise en application. » Ce n'était bien sûr pas systématique. Les pubs du premier iMac en France étaient identiques à celles diffusées aux États-Unis. On a tous vu aussi les même pubs silhouettes colorées pour l'iPod. Mais lorsque l'occasion se présentait, Apple donnait son feu vert à quelques écarts :

Ce n'était pas un exemple isolé, insiste Ken Segall, de telles initiatives étaient encouragées et validées dès l'instant où « le look and feel de la campagne était préservé, que le message restait le même et que cet effort participait à renforcer la marque Apple ». On peut donc emprunter un aiguillage pour aller sur d'autres rails, mais l'expérience du voyage et la destination doivent rester inchangées.

On pourrait dire que la publicité des produits d'Apple est déclinée de trois manières. Il y a les grandes campagnes appliquées uniformément d'un pays à l'autre. Prenez cette page YouTube d'Apple Japon et cette autre d'Apple Turquie. La quasi totalité de leur contenu y est identique. Qu'elle parle de Mac, d'iPhone ou d'Apple Watch, Apple emploie des clips identiques. Pour l'iPad Pro, c'est la même ado américaine avec son look à la Stranger Things (autre succès populaire mondial) qui se balade à vélo dans les rues de New York et qui demande à sa voisine ce qu'est un PC.

Plutôt que d'adapter des films pour leur donner une couleur plus locale, il suffit parfois d'y mettre des gens de tous horizons. Ainsi, à l'intérieur de certaines pubs, les produits ne sont plus vus exclusivement à travers un prisme purement américain. Marque mondiale, Apple montre des utilisateurs en Europe, en Asie, en Afrique… de partout sur la planète. La dernière campagne Derrière le Mac donne un coup de projecteur sur deux utilisateurs américains, mais un troisième est au Rwanda.

Et puis il y a des créations que l'on ne voit que dans quelques pays, sinon un seul. En Turquie, la Journée de la fête des enfants, au printemps, est depuis quelques années l'occasion d'une campagne spéciale. Cette année c'était pour l'iPad et son Pencil. Au Japon, l'été dernier, il y a eu ces trois pubs pour inciter à switcher vers l'iPhone. Elles mettent en scène une personne et son double en marionnette. Ces clips ne sont pas sortis de leurs marchés respectifs.

Pourquoi cette campagne « Réalisée avec l'iPhone » prenant pour sites les trois plus grandes villes de l'Hexagone ? Apple France n'entre guère dans les détails et renvoie aux deux précédentes opérations citées plus haut, déclarant simplement qu'il s'agit à chaque fois de « célébrer la créativité française ». Reste que ce concept des villes aurait pu être décliné dans de nombreux pays, où la créativité est tout aussi foisonnante. Mais la France fait visiblement exception, ou bien l'agence de pub d'Apple y est plus active qu'ailleurs ?

Même chez les opérateurs qui ont été habitués à garder le petit doigt de leur créativité sur la couture du pantalon, il y a parfois des surprises. SFR avait conçu un joli film en 2014 pour l'iPhone 5s et le réseau 4G (vidéo). Orange en a quelques-unes aussi à son actif, comme celle-ci pour l'iPhone X ou cette autre, rigolote, pour l'iPhone 7.

Steve Jobs n'avait jamais voulu que l'équipe com' chez Apple soit trop impliquée dans les grands projets : « Il se reposait sur Lee Clow et son équipe de TBWA\Chiat\Day pour imaginer les campagnes des produits et les campagnes institutionnelles, charge ensuite aux personnes en interne, chez Apple, de les déployer sur le site web et dans les Apple Store. »

Au fil des années, la pression de ce groupe pour peser davantage s'est faite plus forte, mais Jobs a maintenu cette séparation : « Il respectait le travail précédemment accompli par l'agence pour Apple et la qualité de leurs réflexions. Je ne l'ai jamais entendu le formuler verbalement, mais je pense qu'à un certain degré, il aimait avoir cette "opinion extérieure indépendante" lorsqu'il s'agissait de création et de stratégie. »

L'entente était bonne entre Jobs et Clow, poursuit Segall, il y avait un respect mutuel et une bonne énergie côté TBWA\Chiat\Day, tandis que l'équipe interne chez Apple rongeait son frein et souffrait d'une frustration de ne pas être plus impliquée :

À compter de là, Apple pouvait concevoir des campagnes directement en interne, comme le faisait son agence précédemment, laquelle était et reste aujourd'hui encore sous contrat. « De ce que j'en comprends, l'agence n'est plus "responsable" des commandes, à la place elle se retrouve dans une compétition forcée avec l'équipe créative d'Apple — mais encore faut-il qu'elle soit invitée aux réunions de préparation. Les rôles s'en trouvent complètement inversés. »

L'embauche de Tor Myrhen n'a pas été l'unique signe d'un changement en cours chez Apple. Dans le cadre du procès Apple-Samsung, des échanges de courriers furibards de Phil Schiller avec son agence furent rendus publics. Samsung avait marqué des points avec ses pubs moquant les clients d'iPhone faisant la queue devant des Apple Store et Schiller voulait des propositions pour renverser la vapeur (lire : Apple v Samsung : Phil Schiller sort de ses gonds contre l'agence de pub d'Apple). L'idée de mettre un terme à ce contrat a aussi flotté dans l'air.

Les frictions entre la nouvelle équipe de TBWA et celle d'Apple tiraient la relation de plus en plus vers le bas. Steve Jobs était la personne qui empêchait que cela se produise et, sans lui, le groupe interne avait le contrôle absolu.

Segall se souvient de discussions qui pouvaient être houleuses du temps de Jobs, d'échanges passionnés. Alors que sans Jobs, sans cette implication quotidienne du grand patron, et au vu des nouvelles tensions qui ont émergé, l'agence doit maintenant marcher sur des œufs :

Est-ce que le résultat en est meilleur… ou moins bon ? Pour l'ancien cadre chez Apple France, l'appréciation est salée : « Les pubs TV Apple sont justes devenues plates, assez lénifiantes et chiantes globalement… » Quant à Ken Segall, il s'inscrit dans un registre plus diplomatique mais où transpire ce qu'il doit en penser : « chacun se fera son opinion ».

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